Manière de faire  ↓

Faire recherche en habitant

Une histoire populaire de la recherche-action

Louis Staritzky et Pascal Nicolas-Le Strat

En quoi les expérimentations collectives de terrain font-elles recherche ? Question que nous avons posée à Louis Staritzky et Pascal Nicolas-Le Strat, chercheurs en sciences sociales, qui ont répondu par un précis pragmatique et politique sur la recherche action, ouvrant un large et inédit éventail de modes de recherches coopératives, nous engageant à « outiller nos manières de faire ».

 

Préambule

« Rien sur nous, sans nous ». Cette phrase qui traverse et caractérise l'histoire de la mobilisation communautaire contre le SIDA1 résonne aussi avec ce qui nous semble être l'un des grands principes de la recherche-action, à savoir l'affirmation du droit et de la capacité des personnes directement concernées à explorer, investiguer, enquêter leur quotidienneté, leurs expériences, leurs activités, pour les transformer. L'histoire de la lutte contre le SIDA, et les multiples formes de recherche-action formelles et informelles qui l'ont accompagnée2 représente un parfait exemple de la nécessité d'établir des rapports égalitaires et des formes de coopération en situation de recherche et d'expérimentation, pour arriver à opérer des transformations et des avancées radicales. Ainsi, lorsque nous disons avec Audre Lorde que la recherche n'est pas « un luxe », qui devrait être réservé à une petite communauté d'experts et de commanditaires, mais « une nécessité vitale3 » devant être accessible à tous et toutes, cette formulation n’a rien d’excessive. En effet, à mesure que les crises démocratiques, sociales, environnementales, économiques ou, encore, sanitaires s’accentueront et impacteront durement nos milieux de vie, ce leitmotiv ne cessera de se rappeler à nous.

couverture de fanzine représentant la fabrique de sociologiesweb
Couverture de fanzine représentant l'écologie du réseau des "Fabriques de sociologie", 2019

Bien sûr, le « rien pour nous, sans nous » fait écho à bien d'autres mobilisations, situations et milieux. Cela pourrait, par exemple, nous faire penser au slogan du collectif « Pas sans nous » et, plus largement, à l'ensemble des groupes d'habitant·es des quartiers populaires qui tentent de se mobiliser face à des politiques publiques pensées et mises en œuvre sans leur participation et, souvent, contre leur approbation. Ce n'est justement pas un hasard si, aujourd'hui, de nombreuses recherches-actions et expérimentations urbaines agissent, de façon très différente, à cet endroit précisément, mobilisant des collectifs hybrides d'habitant·es, d'architectes, d’intervenant·es du champ socio-éducatif, de chercheurs et chercheuses, d'artistes4... Nous devons donc toujours considérer que la recherche-action est une manière de fabriquer la démocratie, là où elle fait le plus cruellement défaut. En ce sens, elle est un droit politique dont nous nous saisissons collectivement5 pour agir sur nos milieux de vie : un droit à enquêter, à problématiser, à documenter, à coopérer, à analyser, à conceptualiser, à mettre en récit, à « paroler », à créer de nouveaux possibles.

Dans cette même perspective, certains proposent de définir la recherche-action comme « science de la praxis6 », insistant ainsi sur la puissance d'agir de chaque individu et collectif de praticien·nes, sur leur capacité à se mettre en recherche de façon autonome à propos des questions qui leur importent, sans attendre l'aval d'une quelconque autorité, et sans dépendre de l'expertise d'un spécialiste. Dire que la recherche-action est une praxis c'est aussi convenir de l'impossibilité de tenir une position d'extériorité vis-à-vis des situations étudiées, des expériences et des expérimentations engagées. « La recherche-action, nous disent par exemple Carr et Kemis, en tant que science de la praxis, sera donc une recherche interne à la pratique singulière du praticien7. » Ainsi, si historiquement ces démarches de recherche ont trouvé leurs points d'ancrage dans certains milieux de la pédagogie, du soin ou, encore, du travail social, c'est probablement parce que les postures de praticien réflexif, inhérentes à ces activités, ainsi que la volonté de ces actrices et acteurs de remettre en question leur position de pouvoir dans la relation à leurs usagers, ont favorisé ce type de démarche et d'engagement.

Bien évidemment, l'histoire des recherches-actions est beaucoup plus large que celles qui se sont développées dans la marge des institutions sociales, scolaires ou psychiatriques. Aujourd'hui, on entend parler de recherche-action autant dans les expériences autonomistes que dans les grandes entreprises, au cœur d'expérimentations paysannes ou d'alternatives urbaines, dans le monde de l’innovation technologique ou dans celui des démarches lowtech, à l’échelle réduite de la réappropriation d'une friche ou à celle bien plus large de l'aménagement d'un territoire. Dans ces diverses expériences, le terme recherche-action désignera tantôt une simple méthode participative mobilisée à un endroit bien délimité du processus de recherche ou, au contraire, une démarche coopérative et radicalement égalitaire, transversale à l'ensemble du collectif et de ses expérimentations. Il y a donc, comme beaucoup de chercheuses et chercheurs l'ont noté, une très grande instabilité quant à la définition de ce terme8. Il faut aussi ajouter à cela la multiplicité des autres appellations désignant des pratiques de recherche relativement similaires à celle de la recherche-action : recherche participative, recherche communautaire, recherche-action participation, recherche collaborative, recherche-création, corecherche, action-recherche, recherche en situation d'expérimentation... Il n’est pas question de trancher, ici, entre ces différentes façons de nommer les démarches de recherche coopérative qui nous intéressent, mais d'ouvrir l'imaginaire sur la manière dont ces pratiques pourraient venir équiper nos activités et nos quotidiens, au-delà des terminologies mobilisées. D'ailleurs, si nous avons choisi, pour le moment, de redonner une centralité et une visibilité au terme « recherche-action », en le repolitisant, il nous arrive très régulièrement d’utiliser certaines des autres nominations que nous venons de lister.

dsc 0545 modif copie
Projet En Rue, Dunkerque, 2019

Ce texte voudrait donc contribuer à outiller nos manières de faire recherche et, de façon consubstantielle, nos expérimentations collectives. Pour cela, nous vous proposons d'explorer une histoire possible de la recherche-action, qui pourrait constituer une culture des précédents utiles à nos expériences quotidiennes. Nous nous interrogerons ensuite sur la manière dont les épistémologies minoritaires nous permettent aujourd’hui de penser un « faire recherche » situé, partiel, hybridé et, possiblement, commun. Nous verrons qu'il s'agit là d'une démarche de recherche-action à inventer mais qui est, paradoxalement, toujours déjà présente dans nos tentatives collectives. Dans la suite de l'article, nous découvrirons comment la question de « l'habiter », et plus spécifiquement celle d'un faire recherche(-action) en habitant, nous semble être l'un des défis politiques majeurs pour repenser, et agir, la démocratie. À travers deux exemples, nous montrerons comment la recherche-action peut devenir un équipement démocratique nécessaire, que ce soit pour habiter un quartier populaire, ou une résidence étudiante (bien d'autres exemples auraient pu être mobilisés, depuis des espaces ruraux, des territoires pollués, des zones à défendre...). Pour finir, nous proposerons quelques tips, conseils, motifs et autres astuces pour nous motiver à nous mettre en recherche, en nous défaisant des injonctions hégémoniques des spécialistes (de la recherche-action notamment).

Une histoire populaire de la recherche-action

Vous l'aurez donc compris, la polysémie du terme recherche-action ne permet pas d'établir une généalogie précise et fidèle de cette pratique de recherche indisciplinée. Ainsi, dès lors que nous nous lançons dans une tentative d'historisation impossible, nous nous retrouvons donc face à une question éminemment politique : quelle histoire choisissons-nous de faire émerger ? Ici, il s’agira moins de proposer une histoire de la recherche-action, qu'une histoire en recherche-action, entendue comme la construction d'un récit qui, dans la période actuelle, nous donnerait envie de nous mettre collectivement en recherche pour engager nos expérimentions politiques, sociales ou urbaines d'une manière singulière. Cette proposition s'inscrit dans ce que David Vercauteren et Benjamin Roux, à sa suite, désignent comme la construction d'une « culture des précédents » : « nous avons besoin d'une culture des précédents non seulement pour les savoirs qui pourraient la composer, mais aussi pour la respiration, pour le dehors qu'elle serait susceptible de nous offrir : nous ne serions plus seul au monde. De l'élan nous entrerait dans les plumes : on se sentirait précédé, inscrit dans une histoire qui pourrait nous rendre plus fort9 »

Prémices de la recherche-action

Plutôt que de démarrer par le début, c'est-à-dire par l'émergence du terme « recherche-action » au milieu des années 40, commençons par dire que, bien avant cela, plusieurs courants de recherche qui ont marqué, et parfois même transformé, le 19e et le début du 20e siècle liaient déjà la question de l'enquête à celle de l'engagement, de la pensée à l'action (politique). À bien des égards, nous pouvons déceler dans certains de ces mouvements le déjà-là des démarches de recherche-action à venir. La grande leçon à tirer de ces exemples pionniers, c'est qu'il n'y a donc pas besoin de connaître l’histoire de la recherche-action, ni même d'attendre qu'elle émerge, pour pouvoir la pratiquer.

Commençons par évoquer les expérimentations politiques des socialistes utopiques au milieu du 19e siècle. Si nous analysons leurs tentatives communautaires, que ce soit à travers la construction de lieux de vie et d'habitation collective, ou des premières expériences de coopératives de consommation, nous constatons que l'action-recherche est constitutive de leurs démarches. En effet, comme le montre Pierre-Yves Jan dans sa préface à l’Histoire des équitables pionniers de Rochedale10, dès lors qu'il y a tentative de coopération et d'organisation égalitaire pour structurer des activités quotidiennes, il y a nécessairement une spontanéité de la recherche-action qui émerge : la communauté doit constamment inventer, discuter, réajuster, appliquer les principes qui caractérisent sa démarche. Tout cela implique la construction de dispositifs démocratiques, d'outils d'analyse collectifs, de manières de faire égalitaires, de créations langagières et conceptuelles pour nommer ce qui se fabrique et, aussi, très souvent, des productions écrites singulières en direction des premiers et premières concerné·es.

Dans un tout autre registre, nous pouvons reconnaître une dynamique de corecherche chez Karl Marx lorsque celui-ci mobilise l'enquête ouvrière. En effet, cette dernière n'est pas conçue comme une recherche neutre sur les ouvriers mais, plutôt, comme une action ouvertement politique menée avec eux, dans le but de susciter et d'organiser leur propre lutte : « Dans l’attente que le gouvernement français ouvre une vaste enquête sur les faits et les méfaits de l’exploitation capitaliste, nous dit Marx, nous tenterons d’en commencer une de notre côté. Nous espérons être soutenus par les ouvriers des villes et des campagnes, qui comprennent qu’eux seuls peuvent décrire en toute connaissance de cause les maux qu’ils endurent, qu’eux seuls, et non des sauveurs providentiels, peuvent énergiquement remédier aux misères sociales dont ils souffrent. »11 L'enquête chez Marx n'a donc pas pour but premier d'informer un commanditaire sur les conditions de vie de la classe ouvrière, ou d'accumuler des connaissances à destination des intellectuels de gauche qui lisent des livres de sciences sociales (comme c'est très souvent le cas aujourd'hui), mais d'agir sur les conditions de vie des ouvriers, qu'eux seuls sont à même de décrire et de transformer. Ce type d'enquête sera plus largement développé au cours du 19e siècle à travers le mouvement ouvrier et syndical et, à sa suite, dans les dynamiques de corecherche défendue, en Italie, par les opéraïstes au 20e siècle. Ces multiples tentatives de recherches participatives interrogent la dimension autonomiste que devrait revendiquer toute forme de recherche-action. En ce sens, elles résonnent avec une des formules les plus connues de Marx qui affirme que « l'émancipation de la classe ouvrière doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes ». À ce titre, il est possible de comprendre son socialisme scientifique comme une forme de recherche-action permanente et collective sur les conditions d'exploitation des travailleurs et sur les manières de s'en défaire, plutôt que comme un avant-gardisme intellectuel porté par un petit groupe de penseurs révolutionnaires.

Inscrite, elle aussi, dans cette préhistoire de la recherche-action, la philosophie pragmatiste américaine est, probablement, ce qui précède le plus clairement ce que nous désignons aujourd'hui par recherche-action. Figure centrale de ce courant de pensée et de recherche, John Dewey propose une théorie originale de l'enquête sociale. Là encore, celle-ci n'est pas une accumulation abstraite de connaissances mais la tentative « d'approfondissement de la démocratie »12, en tant qu'elle s'incarne dans des pratiques épistémiques collectives et quotidiennes, à travers lesquelles on tente d'identifier, d'analyser et d’apporter des réponses aux injustices sociales. Ainsi, chez Dewey, l'enquête est toujours en prise avec nos expériences et avec la manière dont celles-ci nous affectent, notamment lorsqu'elles (ou parce qu'elles) perturbent nos habitudes. Il y a enquête dès lors qu'il y a perturbation, situation incertaine, trouble, processus indéterminé. Et c'est bien le passage de la certitude à l'incertitude (qui émerge notamment dans les moments de crise que nous identifions plus haut) qui déclenche le processus d'enquête. Si l'enquête chez Dewey se rapproche de la recherche-action, c'est parce qu'elle ne s'arrête pas à la problématisation d'une situation incertaine mais entraîne vers la tentative de sa résolution par le biais d'expérimentations collectives. Il faut aussi souligner la position d'implication incarnée par les chercheuses et chercheurs du courant pragmatiste. Les exemples les plus probants se situent probablement chez les féministes pragmatistes comme Jane Addams, et leurs engagements dans le settlement movement, ces lieux de vie collective et de solidarité dans les quartiers pauvres du Royaume-Uni et des États-Unis.

Au commencement était...

Rapprochons-nous, à présent, d'une histoire plus officielle de la recherche-action. John Collier est le premier chercheur à mobiliser le terme recherche-action dans une publication scientifique en 1945. Si les travaux de cet auteur sont difficilement accessibles, nous savons que ses recherches portaient sur les réserves Amérindiennes, qu'il observait en tant que commissaire aux affaires indiennes. C'est depuis ces observations, et les connaissances qui en résultaient, qu'il tente de penser et de mettre en œuvre des politiques réformistes dans le but d'améliorer les conditions de vie des autochtones. Collier semble ainsi adopter une position d'intermédiation depuis laquelle les connaissances produites permettent d'agir (de façon extérieure) sur des oppressions. Si nous défendons aujourd'hui des formes de recherche-action bien plus coopérative, qui impliquent « des complices pas des alliées »13, retenons tout de même que le terme « recherche-action » est né sur le terrain du colonialisme et de la domination raciale, afin d'agir dessus.

Bien sûr, la réelle paternité de la recherche-action est classiquement attribuée à Kurt Lewin, psychosociologue germano-américain dont le travail a contribué à ce que les sciences sociales portent une plus grande attention aux dynamiques de groupe (permettant ainsi de sortir du dualisme entre une sociologie qui ne s’intéressait qu'à la société, au sens large, et une approche psychologique qui ne se concentrerait que sur l'individu). Plutôt que d'imputer la naissance de la recherche-action à ce seul chercheur, Michel Liu défend, au contraire, la possibilité d'une triple origine de ce courant de recherche14 à travers trois expériences qui se sont déroulées quasi simultanément durant la Seconde Guerre mondiale et dans l'immédiate après-guerre : les expériences groupales de Kurt Lewin qui venait de fuir le nazisme en Europe, et tentait depuis les États-Unis de repenser les questions de la transformation démocratique et le rôle des sciences sociales à cet endroit ; les recherches-actions de la Tavistock Institute of Human Relations, en Grande-Bretagne, sur la réorganisation et l'amélioration des conditions de travail dans les industries minières, qui aboutiront à l'émergence du courant sociotechnique ; les expérimentations de François Tosquelles à l'hôpital psychiatrique de Saint-Alban en France qui donnèrent naissance à la psychothérapie institutionnelle, dont les expériences s'accélèrent dans le contexte de la guerre avec le non-ravitaillement des hôpitaux psychiatriques.

Il faut donc insister sur le fait qu'on ne peut pas saisir l'émergence de la recherche-action sans la relier au contexte politique des années trente, à la montée du fascisme et à la crise des démocraties occidentales : « La recherche-action est née de la préoccupation de chercheurs qui, face à la montée en puissance des dictatures en Europe, dans les années trente, se sont posés la question : la société doit-elle être nécessairement structurée hiérarchiquement, ou peut-elle être organisée selon des principes démocratiques ? »15 C'est ce contexte qui, en quelque sorte, « oblige » à repenser concrètement l’engagement du chercheur dans la communauté et, de façon plus générale, réinterroge radicalement le rôle des sciences sociales et la « socialisation » de ses pratiques. Dans ce même contexte, nous pourrions aussi citer les expériences d'organisation communautaire de Saul Alinsky, régulièrement reconnu comme l'une des figures pionnières de la recherche-action. En effet, le célèbre community organizer16 se tourne vers le travail social « agacé par l'incapacité de la sociologie à produire un effet sur la réalité qu'elle décrit»17, alors qu'il ressentait un réel besoin d'agir sur les inégalités sociales qu'il avait lui-même connues dans son enfance. Son engagement et le développement de ses méthodes sont en lien étroit avec la volonté de combattre, là encore, la montée du fascisme des années 30 et d'expérimenter sa « foi démocratique ».

alinsky
Couverture de "Entretien avec Saul Alinsky. Organisation communautaire et radicalité", Editions du commun, 2018.

Si nous pensons qu'il est important de défendre une histoire populaire de la recherche-action, ce n'est pas tant pour constituer un répertoire de pratiques, que pour souligner que les préoccupations politiques qui ont impulsé son émergence peuvent, à nouveau, habiter nos expériences contemporaines. Pour le dire autrement, cette histoire doit nous aider à nous interroger sur la manière dont nous engageons aujourd'hui nos recherches-actions au regard de la montée actuelle de l’extrême droite, de l'entrée à l'Assemblée nationale de 89 députés fascistes, de l’effondrement de la démocratie représentative mais, aussi, de l'urgence climatique, de la persistance des guerres coloniales, du recul général des droits humains à l’échelle planétaire...

pédagogie des opprimés
Couverture de "La pédagogie des opprimés" de Paulo Freire, Agone, 2021.

Quittons à présent l'Europe et les États-Unis pour l'Amérique latine, et le Brésil en particulier, où Paulo Freire, figure centrale du courant d'une éducation populaire libératrice, auteur de la célèbre Pédagogie des opprimés, promeut l'enquête de conscientisation comme point de départ d'une pédagogie émancipatrice. Chez lui, l'enquête part des savoirs et des expériences des premières et premiers concerné·es par les oppressions, dans le but de pouvoir agir dessus : « Si les masses populaires dominées, dit-il, se croient incapables, à un moment historique donné, d'accomplir leur vocation de sujets, elles pourront le faire en problématisant leur propre oppression, ce qui implique toujours une forme d'action, quelle qu'elle soit. »18. Ce n'est donc pas un hasard si la pédagogie libératrice de Paulo Freire est souvent reconnue comme faisant partie du panel des expériences de recherche-action, bien que l'auteur ne recourt pas à ce terme. Notons que chez lui, comme chez de nombreux théoricien·nes de la recherche-action, la notion de praxis, entendue comme une démarche permettant d'agir et de penser collectivement des situations afin de les transformer, est au centre de sa Pédagogie de l'autonomie.

À la différence de Paulo Freire, et parallèlement à lui, Orlando Fals Borda, sociologue colombien,  « figure de l’intellectuel décolonial engagé »19, mobilise et réengage activement le terme recherche-action en insistant sur sa dimension participative. La « recherche-action participative », telle qu'il la conceptualise, insiste sur l'importance de la coproduction des savoirs en situation de recherche et sur l'attention à porter aux connaissances des gens ordinaires, notamment des groupes de paysan·nes et d’autochtones auprès de qui il s'engage. Les approches d'Orlando Fals Borda sont nées et se sont affirmées dans le contexte très répressif de l'Amérique latine des années 70-80 (pour donner un simple exemple, à cette même période, Paulo Freire est emprisonné, puis exilé au Chili, par la dictature militaire brésilienne pour ses engagements dans les mouvements d'éducation populaire). Ainsi, sa recherche-action participative « s’est façonnée et a fait ses preuves dans un climat de pression, d’autoritarisme, de crise et de montée du capitalisme et de la globalisation. »20 Encore une fois, c'est en réponse à un contexte politique singulier que va se développer ce type de démarches.

Pour saisir ce que recouvre la recherche-action participative chez Orlando Fals Borda, il faut aborder celle-ci comme une philosophie de vie qui émerge depuis un milieu situé, et qui s'y développe lentement et de façon transversale à l'ensemble des activités quotidiennes et des personnes impliquées dans le processus. « La recherche participative, nous dit-il, a alors été définie comme expérience nécessaire pour progresser en démocratie, ensemble d’attitudes, de valeurs et méthodes de travail qui donnent du sens à la praxis sur le terrain. À partir de ce symposium, il fallait voir la RP [recherche participative] non seulement comme une méthodologie de recherche, mais aussi comme une philosophie de vie qui transforme ses participants en personnes « sentipensantes ». »21 La recherche-action participative a, par la suite, connu un certain succès et une diffusion à l'échelle planétaire (en particulier dans les Suds)22, dépassant très largement les frontières des expériences européennes et américaines évoquées ci-dessus. Ainsi, la tentative d'histoire populaire, engagée ici, ne peut être que parcellaire.

Il faudrait bien plus de développements pour, par exemple, évoquer les nombreux courants de recherche-action féministes, notamment ceux qui, depuis le Canada, insistent de façon salutaire sur la manière d'incorporer une éthique féministe aux démarches de recherche dès lors que celles-ci tentent d'investiguer ces milieux militants. Pour ces praticiennes-chercheuses, une recherche-action féministe doit nécessairement intégrer à ses approches et pratiques les valeurs démocratiques et égalitaires qui traversent les groupes féministes23. « À la fin des années 1980, nous dit Lyne Kurtzman, un discours sur l’éthique relativement nouveau est mis de l’avant par des femmes impliquées dans l’action féministe. Ces intervenantes s’appuient sur des expériences difficiles en recherche-action pour réclamer une « meilleure collaboration » avec les universitaires féministes. Ce discours affirme une double nécessité. Il convie, d'une part, les milieux de la recherche féministe à une ouverture plus grande à l'égard des préoccupations des militantes sur le terrain et leur lance, d'autre part, une invitation à la cohérence éthique en ce qui a trait à leurs comportements en recherche. »24 En parallèle de ces courants relativement formels de recherche-action, il faut noter qu'une importante dynamique de « groupe de conscientisation » et d'enquête féministe, qui ne sont pas nécessairement liés à l'université et au monde de la recherche, anime très largement l’histoire des luttes féministes jusqu’à aujourd’hui. L'émergence des groupes et des espaces en non mixité, qui ont tant agité les médias et les politiques réactionnaires ces dernières années, est à replacer dans ce paysage.

L'expérience française

Terminons notre petite histoire par un rapide focus sur l'expérience française. Si nous suivons Michel Liu, la recherche-action démarre donc dans l'hexagone par l'émergence de la psychothérapie institutionnelle à l’hôpital de Saint-Alban, autour des pratiques de François Tosquelles. Ces dernières vont bouleverser le quotidien psychiatrique, de la relation patient-soignant à l’architecture même des lieux (les murs d'enceinte sont démolis collectivement), en passant par les tentatives d'ouverture de l'établissement sur l’extérieur. Ici, l'histoire populaire de la recherche-action croise celle de la psychanalyse25. Si nous partons de cette expérience pionnière dans le champ de la psychothérapie institutionnelle, nous pouvons ensuite relier cette dynamique de recherche-action non formelle aux autres expérimentations politiques et thérapeutiques qui ont eu lieu dans le sillage de l'expérience de Saint-Alban, notamment celles qui ont émergé à la clinique de La Borde avec Jean Oury et Félix Guattari.

La recherche-action se développera aussi en France en lien avec d’autres courants de l'analyse institutionnelle : dans les nombreuses expériences de pédagogie institutionnelle, dans la dynamique du courant socianalytique (forme de sociologie d'intervention portée par les institutionnalistes vincennois) ou, encore, à l’occasion des recherches collectives du CERFI (Centre d'études, de recherches et de formation institutionnelles) créé par Guattari. Si le CERFI prolonge les réflexions sur la psychothérapie institutionnelle, il contribue aussi à une réflexion nouvelle et originale sur l'architecture, la ville et les équipements collectifs grâce à des recherche-actions financées par l’État, notamment dans le cadre de l’émergence des villes nouvelles. Cet engouement de l’État pour les recherches-actions du CERFI fut stoppé net en raison de leur engagement dans les luttes homosexuelles, notamment après la publication d'un numéro polémique de leur revue de recherche sur cette thématique (numéro qui fut d'ailleurs frappé d’interdiction). Comme l'explique Anne Querrien, l'une des figures de ce collectif de recherche, « Il semble que la publication par le CERFI, dans la revue Recherches, d’un numéro spécial intitulé « Trois milliards de pervers : grande encyclopédie des homosexualités », ait accéléré le désintérêt de l’État pour la recherche-action. »26 Il est possible d'interpréter ce désintérêt non pas comme une simple attitude punitive de l’État envers le CERFI, vis-à-vis d'un événement déconnecté de ses dynamiques de recherche-action, mais, au contraire, comme la compréhension fine de ce que recouvre réellement la recherche-action dans sa version la plus radicale, à savoir une démarche globale visant à lutter contre les épistémicides et l'invisibilisation des savoirs, à renverser les privilèges épistémiques et à contribuer à l'(auto)organisation des minoritaires par les minoritaires eux-mêmes : « Nous entrons dans le temps où les minoritaires du monde commencent à s’organiser contre les pouvoirs qui les dominent et contre toutes les orthodoxies » nous dit Félix Guattari dans « Trois milliards de pervers ».

trois milliards de pervers web
Couverture de Recherches, "Trois milliards de pervers", mars 1973

De nombreux chercheurs du courant de l'analyse institutionnelle vincennoise (université Paris VIII), et de sa tendance socianalytique, vont être parmi les premiers à lire et importer en France les travaux des psychosociologues américains, dont ceux de Kurt Lewin. Il faut, à ce titre, noter que l'héritage politique de la recherche-action en France est à relier à l’histoire du Centre universitaire expérimental de Vincennes. Celui-ci représente d'ailleurs, en soi, une des grandes tentatives de recherche-action permanente, avec l'arrivée de nombreux étudiants et étudiantes non titulaires du baccalauréat (et souvent salarié·es), le recrutement d'enseignant·es-chercheur·euses militant·es, l’absence de structure dans les cursus et les modes d'évaluation... Une rapide description du département de sociologie de cette université expérimentale à ses débuts nous permet de saisir la teneur de cette tentative : « Les cours de statistiques, suspects d’être des outils de la pensée d’État, disparaissent complètement, ceux de méthodologie (observation, entretien, questionnaire) sont quasiment absents ou remplacés par une « recherche action » à visée d’abord militante et souvent d’inspiration maoïste au début (ou comme le disait le président Mao, fort prisé à l’époque : « Qui n’a pas fait d’enquête n’a pas droit à la parole »), et les contraintes en matière de cursus disparaissent complètement. En 1971, chaque étudiant compose intégralement son cursus. Le contenu précis de chaque licence, et donc la formation reçue, varie alors considérablement d’un étudiant à l’autre. »27

Ce n'est donc pas un hasard si de nombreuses figures de la recherche-action en France continueront à enseigner dans cette université, malgré le déclin de son caractère expérimental28. Parmi elles, René Barbier, professeur en sciences de l'éducation, nous propose une histoire de la recherche-action un peu différente de celle de Michel Liu en distinguant deux périodes : une période d'émergence et de consolidation de la recherche-action à travers les expériences états-uniennes, autour et dans le sillage de Kurt Lewin, puis une période de « radicalisation politique et existentielle » qui correspond, d'après lui, à l'expérience européenne à partir de la fin des années 60. Dans cette seconde histoire, « la recherche-action devient de plus en plus radicale, ce changement résulte d'une transformation de l'attitude philosophique du chercheur concerné à l'égard de son propre rapport au monde »29. Notons à ce sujet que les penseurs de l'analyse institutionnelle développent, à cette période, une importante réflexion sur la notion d'implication. Désormais, il devient nécessaire pour le chercheur ou la chercheuse de reconnaître qu'il ou elle est impliqué·e dans les situations dans lesquelles il ou elle intervient, c'est-à-dire littéralement pris dans des « plis », à la fois individuellement et collectivement, et que cela affecte nécessairement le processus de recherche. À cet endroit, l'un des objectifs de la recherche-action sera donc de contribuer à « déplier » les situations et les positions des actrices et acteurs engagé·es dans l'action.

Nous pourrions relier cette dimension existentielle de la recherche-action défendue par René Barbier à celle d'Henri Desroche, autre figure française de la recherche-action fortement liée aux courants d'éducation populaire, qui promeut, quant à lui, l'autobiographie raisonnée comme outil d'autoformation et de transformation : « La recherche-action (r-a) est fondée sur l’idée selon laquelle recherche et action peuvent être réunies sans que l’une prenne nécessairement le pas sur l’autre, elle est ainsi érigée par une visée à la fois praxéologique et heuristique. En tant que démarche à la fois impliquée et distanciée, elle permet notamment au praticien-chercheur de passer d’un état où il est plié dans, « englué » dans les pratiques du quotidien, à un état lui permettant de se distancier par le biais d’un processus de dé-pliage. L’autobiographie raisonnée poursuit précisément cet objectif de distanciation, via une mise à plat de l’implication. »30

Pour finir, autour des années 2010, nous voyons émerger en France un renouveau de la recherche-action qui pourrait se caractériser comme le passage d'une « recherche-action existentielle » à une « recherche-action expérientielle ». Pour cette dernière, la préoccupation première n'est plus « l'engagement individuel du sociologue dans l'action, mais bien l'engagement collectif d'un métier et d'une pratique, à savoir une recherche en science sociale en tant que dispositif de coopération pour agir et penser ». C'est donc à la fois dans le prolongement des nombreuses préoccupations qui ont traversé l'histoire populaire de la recherche-action, et depuis les enjeux qui caractérisent notre nouvel « âge du faire » que se réengage cette approche renouvelée de la recherche-action. Aujourd'hui, la question centrale pour la recherche-action serait donc de savoir : « Dans quelle mesure la sociologie représente un appui et une alliance potentielle pour les collectifs hybrides de professionnels et de citoyens qui tentent d'expérimenter de nouvelles modalités de vie et d'activité, de socialité et de voisinage, d'échange et d'urbanité ? Ces collectifs sont actifs sur le terrain du logiciel libre, des occupations (friches et squat), de l'habitat collectif, des pratiques artistiques de co-création, de la santé communautaire, des pratiques participatives en matière urbaine et architecturale... »31

Le déjà-là de la recherche-action 

Nous sommes donc, aujourd'hui, en prise avec ce moment de recherche-action expérientielle. Depuis celui-ci, nous nous demandons à nouveau comment construire une société plus égalitaire et démocratique, et quel rôle une science sociale pourrait jouer à cet endroit ? Cette question n'est plus celle qui revient directement au chercheur ou à la chercheuse, dans son envie de bouleverser sa relation au collectif, ses démarches collaboratives, ses engagements épistémiques, son éthique, ses implications, ses méthodes, mais à l'ensemble des personnes qui tentent d'imaginer de nouvelles manières de faire (recherche) en commun32, depuis des environnements de plus en plus abîmés. Voilà pourquoi nous avons besoin d'une science sociale hybridée, indisciplinée, décolonisée, dont l'accessibilité n'est plus nécessairement conditionnée par des formes de médiation avec des personnes accréditées. Cette science sociale se forge à partir d'une culture des précédents (les expériences que nous avons vécues et les histoires populaires dont nous nous saisissons librement) et se réinvente en permanence, depuis nos expériences situées. Elle est donc toujours déjà présente, et constamment en devenir.

À ce titre, nous dirons qu'une recherche-action ne démarre pas par le début, mais par le milieu, c'est-à-dire par le moment où nous nous rendons compte que la recherche a déjà démarré, qu'elle habite spontanément nos expérimentations collectives, que ce soit à travers nos manières de penser, d'échanger, de parler, de faire, d'apprendre, de transmettre, d'expérimenter, de se rencontrer...

Ainsi, l'un des premiers gestes, pour le groupe en recherche, est de rendre « disponible » ce « déjà-là » par un travail de visibilisation (certain·es diraient de conscientisation) et de mise en récit des expériences et apprentissages qui circulent, de façon informelle. Il est donc toujours important d'opérer ce « retour en arrière ». Celui-ci permet de cultiver une attention enracinée, essentielle aux démarches de recherche-action : à quoi nous nous rendons attentifs dès lors que nous nous disons « en recherche » ? C'est précisément cette disposition qui permettra ensuite de rendre compte, et d'agir sur, les processus qui adviendront. C'est aussi ce régime d'attention qui favorisera la richesse d'une écologie des savoirs, seule à même de lutter contre les épistémicides et la « monoculture des savoirs scientifiques »33 dénoncée par les penseuses et penseurs décoloniaux.

À cet endroit, les épistémologies décoloniales, féministes et queer, même quand elles ne nous parlent pas directement de recherche-action, nous permettent de réfléchir aux enjeux centraux de ces démarches. C'est, par exemple, le cas lorsqu'elles nous apprennent à porter attention à la pluralité des savoirs et aux multiples manières de les produire et de les transmettre. Pour coopérer, de façon égalitaire, nos communautés d'enquête, qu'elles agissent dans le domaine du soin, de la pédagogie, de l'urbanisme, de la création, du social, ont besoin de se rendre attentives à ces questionnements. Elles doivent le faire non seulement pour agir sur les injustices cognitives au sein du collectif, mais aussi (et surtout) pour se nourrir de la puissance des coopérations inédites qui pourraient émerger de la multiplicité des personnes, des êtres et des choses en présence. Dans ce contexte nous revendiquons des formes de recherche beaucoup plus « éprouvée », qui s'opposent aux positions neutres et objectivistes qui dominent, encore aujourd'hui, les sciences sociales.

Faire recherche en habitant...

Habiter est indissociable d’une façon de « faire lieu », un lieu stable ou transitoire, voire précaire, en les tenant tous en égale considération, même les plus vulnérables, et en prenant en compte les injustices et inégalités qui les affectent, parfois violemment. Habiter relève nécessairement d’une expérience partagée, qui implique des socialités de proximité et des voisinages, et qui peut, possiblement, constituer un authentique « milieu de vie ». Comment soutenir et valoriser ce pouvoir exercé au quotidien pour tisser des lieux ? Comment enrichir cette capacité à cultiver des milieux (de vie), à les tramer grâce aux milles gestes de la vie ordinaire (bavarder, s’entraider, se saluer). La recherche-action peut représenter un équipement démocratique utile à des habitant·es pour porter attention aux riches dimensions qui construisent un « habiter », pour leur accorder une considération nouvelle en les observant dans une perspective différente, en enquêtant à leur propos avec l’espoir d’y découvrir de nouveaux possibles et, peut-être, en renouant avec le désir de les faire authentiquement siennes et, tout aussi, puissamment nôtres, dans une visée d’autonomie.

...un quartier populaire

Le projet En Rue a été lancé par des habitant·es et une équipe d’éducateurs de rue d’un quartier populaire de l’agglomération de Dunkerque afin de rééquiper les espaces communs du quartier, laissés complètement à l’abandon par le bailleur social et la collectivité locale – un rééquipement qui se réalisera sous la forme de « chantiers ouverts » auxquels les voisins pouvaient se joindre, dans une dynamique de co-fabrication en bénéficiant de la richesse des savoir-faire techniques et ouvriers existants dans un quartier populaire et en mobilisant au maximum des matériaux récupérés. Le projet a reçu dès son démarrage le soutien d’un collectif d’architectes, Aman Iwan ; et, sur le plan institutionnel, l’appui de la mission « Art et espace public » de la ville de Dunkerque. À l’issue de la première année, le collectif a souhaité qu’une recherche-action soit intégrée à la démarche ; trois chercheur·es ont alors rejoint le projet, Louis Staritzky, Martine Bodineau et Pascal Nicolas-Le Strat. Le collectif En Rue s’attachera pendant trois ans, à raison de chantiers de 3 à 5 jours organisés chaque mois ou chaque mois et demi, entre le printemps et l’automne, à fabriquer les bancs, tables, terrains de boules, barbecues et modules multi-usages souhaités par les habitant·es afin de développer des temps et espaces communs au sein de leur lieu de vie.

dsc 2923 copie
Projet En Rue, Dunkerque, 2019 © Martine Bodineau

La recherche-action a représenté une forme d’ancrage et de continuité vers laquelle des habitant·es  se tournaient pour échanger, débattre et, ainsi, maintenir un lien et, peu à peu, esquisser une approche commune des questions qui leur importaient. Il pouvait s’agir de l’implantation d’un banc, comme de l’aménagement d’un cœur d’îlot, en y projetant de futures activités. Elle a constitué un espace où des questions et enjeux ont pris forme et ont fait trace, où le moment présent pouvait se réengager tant vis-à-vis du passé que d’un advenir en élaboration, encore incertain, mais toujours fortement désiré. Ce fut le cas à propos d’une très ancienne revendication portée par les plus jeunes de disposer d’un « lieu » dans le quartier, un lieu qui ne soit pas totalement soumis à des objectifs programmés par d’autres et étouffés par les normes d’intervention de la politique publique. Elle a, donc, contribué à l’émergence de possibles, toujours très ancrés dans un « faire ensemble », au sein de situations souvent très contraintes, renvoyant habituellement à un sentiment d’impuissance et de dépossession. Des besoins aussi essentiels que celui de jardiner et, donc, de produire une partie, même symbolique, de sa nourriture, ont pu être pris en compte, avec une tentative de création d’un jardin commun, en s’appuyant sur l’expérience des plus ancien·nes. Elle a donc, souvent, consisté à faire d’une expérience non choisie, dès lors qu’elle était élucidée ensemble, l’occasion d’expérimenter et de coopérer afin de tenter ensemble de remédier à l’insupportable (l’abandon, la disqualification, l’injustice au quotidien), de créer des équipements longtemps espérés et, toujours, désespérément attendus, et de reprendre en main le destin d’un lieu et d’un milieu en s’en saisissant à pleines mains, lors des chantiers, la perceuse et la viseuse à bout de bras. Et, finalement, la recherche-action, même modestement, a permis de réengager de manière ambitieuse un certain nombre de droits et de capacités.

dsc 0379 copie
Projet En Rue, Dunkerque, 2019 © Martine Bodineau

La recherche-action a contribué à ce que les habitant·es ne restent pas isolé·es face aux questions qui se posent à elles et eux. Elle les a invités à échanger sur ces enjeux et à confronter leurs expériences, la dynamique de recherche permettant une prise de distance et l’émergence de questions et d’intérêts communs. Elle a valorisé les savoirs et savoir-faire (d’usage, expérientiels mais aussi professionnels) dont les habitants disposent. Elle tente, ainsi, de soutenir une culture du débat et de l’échange (entraide, coopération) dans la vie citoyenne du quartier. Elle l’« outille » par l’expérimentation de dispositifs de prise de parole, de mise en récit, de restitution de l’histoire et des histoires du quartier. La recherche-action contribue donc à installer et à faire vivre des « droits politiques » au sein du quartier : droit à préserver et à archiver une mémoire en tant que citoyen·nes et habitant·es, droit à faire récit et à faire histoire, droit à documenter, à enquêter et à délibérer les questions d’intérêt commun, droit à informer et à être informé·es... Et elle participe aussi à la reconnaissance et à la valorisation des riches savoirs et savoir-faire existants au sein du milieu de vie concerné (savoirs techniques, par exemple du bâtiment, savoirs jardiniers, compétences graphiques, musicales, sans oublier la riche diversité linguistique et, habituellement sous-estimées, les expériences d’écriture) – des capacité bien trop souvent étouffées, voire violemment déconsidérées, par les savoirs experts de la politique publique.

Faire recherche en habitant, en tant qu’habitant·es, au sein du collectif En Rue, a mis en lumière l’importance de conjuguer étroitement exercice des droits citoyens et valorisation des capacités, et ceci de manière toujours située, à l’épreuve d’un faire, lors de la fabrication d’un banc ou de l’ouverture d’un jardin, par exemple. Au cours de cette recherche-action, les habitant·es et les chercheur·euses ont conçu et produit ensemble des fanzines, distribués au sein du quartier. Cette publication illustre parfaitement cette double dynamique de l’autorisation à faire (la légitimité, les droits exercés) et de la faculté de faire (la reconnaissance et la valorisation des compétences et des expériences). En effet, les fanzines, sur le plan matériel, ont été co-produits (maquette, impression, diffusion) avec les membres du collectif, sur le plan des contenus, ont permis de présenter et faire découvrir les pratiques et usages existants dans le quartier, et, sur le plan éditorial, ont intégré des expériences en dessin, écriture ou, encore, photographie possédées par des habitant·es.

… une résidence étudiante

Comment tisser les lieux afin de tramer un milieu de vie ? Comment accommoder ensemble usages et expériences afin de composer un « habiter » ? Comment faire habitat en commun tout en préservant l’intimité de chacune et chacun ? Ces questions, que nous formulons dans notre langage théorique, traversent la « recherche-action en design pour repenser l'habitabilité des résidences étudiantes et les métiers qui l'entourent » qui développera ses premières expérimentations dans la résidence universitaire de Cachan avant d’investir, à partir de 2022, la résidence Saint-Jacques à Paris.

regie chantier
La régie de la résidence Saint-Jacques en chantier, 2022 © Chaire Mutation des vies étudiantes

La recherche-action s’engage d’abord comme une intrigue : les chambres étudiantes sont petites et, dans cet espace minimal, les personnes dorment, travaillent, mangent, reçoivent et doivent, naturellement, trouver une place pour les nombreux objets utiles à ces multiples fonctions. Ce modèle « tout en un » montre vite ses limites et, dans la durée, crée un réel inconfort. Comment « accommoder » ces contraintes, et s’accommoder d’elles, afin que la chambre (re)devienne un lieu de vie, avant tout pour le repos et la détente. L’intrigue est posée, en sachant qu’il n’est pas possible de repousser les murs et qu’il n’est pas nécessairement d’intérêt général d’augmenter les surfaces au risque de réduire le nombre de chambres disponibles, alors qu’elles sont fortement attendues et recherchées. Un modèle « solutionniste » rencontre très vite ses limites face à cette superposition de contraintes. L’illusion de la « réponse », supposant l’existence d’une expertise elle aussi « tout en un », étant levée, la dynamique engagée par cette équipe-projet (Agathe Chiron, Jean-Sébastien Lagrange et Marion Serre) sera celle d’une « recherche en situation d’expérimentation », pour reprendre une formulation qui nous est familière, à savoir une recherche qui se développe sur un mode processuel, qui s’invente chemin faisant pour tenir compte des aléas de l’action, de ses réussites, de ses limites, de ses bifurcations, de ses avancées ou encore de ses ralentissements, et, conséquemment, une recherche qui est elle-même en expérimentation pour rester réactive et disponible, et pour parvenir à s’adapter aux nombreuses situations qui se présentent, sans qu’elles puissent être vraiment anticipées. La recherche devient alors, elle-même, un des instruments, une des ressources de l’expérimentation et, pour ce faire, la recherche se met elle-même en expérimentation.

L’équipe-projet va donc avancer en posant progressivement des hypothèses, en s’embarquant dans les perspectives que chacune d’elles dessine et en tirant des enseignements des « épreuves » que ces différentes hypothèses provoquent : la réaction des étudiant·es, celle des personnels, les défis techniques qui apparaissent, les appropriations et initiatives inattendues, sans compter les incompréhensions et les réinventions ou réorientations qui en découlent. Les hypothèses qui sont posées au fil de l’avancée du projet sont des hypothèses incarnées dans des situations, éprouvées dans un faire et activant toujours des matières, des formes, des matériaux, des usages, des espaces... Elles sont toujours très en prise et, ainsi, elles mettent au travail les espaces et les usages ; chaque hypothèse représente une tentative pour redisposer, décaler, tester une possibilité, risquer une transformation, détourner ce qui est admis, performer, resignifier. Dans une recherche en situation d’expérimentation, l’hypothèse opère de l’intérieur et par l’intérieur, en plein cœur des situations, dans leur dense consistance. Elle fonctionne à la fois comme un opérateur de transformation (en invitant à faire un peu différemment, en désinhibant les imaginaires, en autorisant à procéder autrement), un révélateur ou un analyseur (en attirant l’attention sur certaines réalités masquées ou ignorées, en « découvrant » en quelque sorte ces réalités sous un nouveau jour) et un stimulant intellectuel (en forçant à toujours penser dans le vif, en forte réactivité et disponibilité).

releve habite 2
Le dessin de synthèse du relevé habité d'une chambre étudiante, 2022 © Chaire Mutation des vies étudiantes

Un exemple parlant est restitué par l’équipe-projet : « L’expérimentation à Saint-Jacques est aussi l’occasion d’un nouveau terrain, qui n’avait pu être exploré à Cachan, celui des espaces intimes, des chambres. La résidence se transforme alors en véritable laboratoire. Trois étudiantEs acceptent que leur chambre servent d’hypothèses. La première est entièrement vidée puis remeublée avec du mobilier de réemploi - un lit en bois, une armoire normande, d’épais rideaux occultant, un petit secrétaire. Tout est fait pour qu’une chambre d’étudiant à Paris ressemble aux codes domestiques bourgeois parisiens. Et, de fait, Jose Maria, l’étudiant argentin qui l’occupe, s’exclame que s’y dégage désormais une presencia. Une présence, une chaleur due à l’esthétique et aux matériaux du mobilier ancien – « quand j’ouvre, ça sent le bois », dit-il – contrecarrant la vision d’un réemploi qui servirait à meubler pauvrement des intérieurs modestes. Toutefois, il explique aussi que la lourdeur des meubles et leur style trop marqué l’empêchent d’opérer des changements et limitent ainsi ses possibilités d’appropriation. Cet exemple d’expérimentation a permis d’aiguillonner la chaire sur les transformations à opérer et montre bien le caractère toujours processuel, tâtonnant et situé de cette recherche ».

3 jm avant
4 jm apres
La chambre de José Maria avant/après, 2022 © Aurélien Dupuis

Cette recherche-action pour repenser l’habitabilité du logement étudiant avance donc sans beaucoup de préalables, sans programmation rigide, et elle constitue progressivement des antériorités (des acquis) sur lesquelles elle assure ses avancées et arrime ses tentatives. Elle avance pas à pas, chaque pas guidant le suivant ou, parfois, le faisant trébucher. Elle est exemplaire d’un faire recherche en processus, sur le mode : risquer et tenter des hypothèses / éprouver et performer les situations / découvrir et observer les réalités / documenter et éditorialiser le processus. Une telle démarche s’avère très exigeante, et suppose une grande rigueur et une non moins grande créativité dans la mise en œuvre de ce protocole. L’équipe porteuse du projet a multiplié les outils et dispositions pour l’activer, le réguler, le médiatiser, le moduler (en intensité, et dans sa temporalité). C’est un apport remarquable de cette expérimentation, et très instructif pour d’autres chercheuses et chercheurs souhaitant s’engager dans une expérience de recherche similaire. Un tel processus ne peut évidemment jamais être reconduit comme tel, à l’identique, car il est fondamentalement situé et contextualisé, mais, dès lors qu’il a été documenté, il est source d’inspiration pour d’autres, invitation à tenter ailleurs et autrement et encouragement à faire, à prendre le risque, à essayer, à partir soi-même en aventure… Il ne fait pas « modèle » mais « école » au sens d’instruire d’autres acteurs et actrices confronté·es à des questionnements apparentés. Mais, pour ce faire, encore faut-il que les porteuses et porteurs d’un tel projet fassent l’effort, exigeant, de faire retour régulièrement sur le processus et de le documenter. Faire recherche en situation d’expérimentation implique un haut niveau de réflexivité et de distanciation, étayé par la qualité des observations réalisées mais aussi stimulé par des cadres théoriques ambitieux. Cette expérimentation l’illustre parfaitement. Elle inclut un effort soutenu pour documenter et éditorialiser. Plusieurs exemples pourraient être avancés, nous retiendrons celui-ci : « Pour chacune des chambres, un relevé habité est réalisé, qui allie un reportage photographique, un dessin de synthèse où sont colorisés tous les objets personnels et leur emplacement et un entretien avec l’étudiantE qui raconte sa manière d’utiliser l’espace. Ces informations sont ensuite synthétisées dans un « carnet de santé » de la chambre qui suit l’évolution des aménagements et des problèmes soulevés au fur et à mesure des différentes expérimentations » ; et les actrices du projet poursuivent : « Toutes ces actions sont ensuite racontées dans une gazette mensuelle, distribuée dans les boîtes aux lettres de tous et toutes les étudiantEs et envoyée aux autres CROUS de France ». 

Ces quelques annotations ont été rédigées à l’issue d’une visite inspirante que nous avons faite à la résidence Saint-Jacques au moment où nous engagions cette fiche sur la recherche-action, puis à la participation de Pascal Nicolas-Le Strat à une réunion de restitution de l’expérience, et enfin à la lecture du solide corpus mis en ligne sur le site de « L’école du terrain ».

Trois tips pour nous mettre en recherche-action

Une recherche-action démarre sans hypothèse et finit sans résultat !

Une conception étapiste de la recherche-action domine très largement le paysage de ce champ de recherche. D'après celle-ci, une recherche-action devrait, schématiquement, partir de l'identification d'une problématique, pour aller vers la construction d'un plan d'action et/ou d'intervention, nous permettant ensuite d'investir un moment d'expérimentation du programme construit (en vue de la résolution des problèmes identifiés). Tout cela déboucherait alors sur l'évaluation des transformations opérées par la mise en place du plan d'action, et (enfin !) aboutirait à la publication et au partage des résultats obtenus de cette expérience (la diffusion/valorisation des fameux savoirs-et-connaissances).

La recherche-action, que nous défendons, n'est pas tenue par un tel schéma, elle est libre de démarrer là où elle souhaite le faire, et d'aboutir (ou de ne surtout pas aboutir) à l'endroit où elle a réussi à aller. Par provocation, nous pourrions dire qu'une bonne recherche-action démarre sans hypothèses et termine sans résultats. En affirmant cela, nous indiquons que cette démarche de recherche en situation d'expérimentation n'a d’intérêt qu'au travers du processus qui l'a fait exister (dans lequel les étapes distinguées au-dessus deviennent des « moments » imbriqués les uns aux autres, et difficilement distinguables), et que c'est le récit de celui-ci qui fait de cette recherche participative une expérience d'utilité commune. La recherche-action devient ainsi une démarche transversale à l'ensemble des expériences et du collectif, et son avancée relève plus de la dérive34 que de la course par étapes.

Une recherche-action démarre par le simple fait que nous décidons qu'elle démarre, sans que nous ayons besoin de maîtriser préalablement les constructions méthodologiques ou théoriques propres aux microsociologies, et sans que nous ayons nécessairement besoin de recourir à une formation qui légitimerait nos démarches. Ainsi, nous nous lançons « sans préalable mais en antériorité », c'est-à-dire par l'exploration des expériences que nous avons déjà vécues individuellement et collectivement, et qui résonnent avec la situation investiguée. D'ailleurs, en disant, comme nous l'avons fait précédemment, que la recherche-action démarre par le milieu, nous indiquons aussi que le point de départ d'une recherche-action est toujours antérieur au moment où nous avons pris la décision de démarrer. Finalement, dans nos expérimentations collectives, la recherche-action démarre quand nous prenons conscience que nous étions déjà en recherche !

Utilisez la méthode de l'égalité, elle fonctionne en toute circonstance...

La recherche-action, entendue comme recherche participative et collective, implique, pour nous, un principe d'égalité (égalité des savoirs, des manières de transmettre, de sentir-penser, d'éprouver...) qui, en suivant Rancière, peut s'ériger en méthode35. Parler de méthode de l'égalité, en situation de recherche et d'expérimentation c'est poser l'égalité non comme un objectif à atteindre, mais comme un ensemble de dispositions à expérimenter ici et maintenant (modes d'organisation, règles de fonctionnement, micropolitiques de groupe...). De la même manière que parler de méthode non directive n'est jamais entendu comme un horizon d'attentes autonomistes pour demain, mais plutôt comme l'expérimentation d'une pédagogie autogestionnaire dans une situation particulière (dans une salle de classe par exemple), la méthode de l'égalité, elle aussi, doit résonner avec des expériences situées et éprouvées concrètement. La question à se poser n'est donc pas : est-ce que notre recherche-action (ou notre projet) va contribuer à réduire les inégalités, mais : en quoi manifeste-t-elle, concrètement, pratiquement, dans son organisation et ses choix de fonctionnement, dès à présent, un souci d'égalité ?

Certain·es praticien·nes-chercheur.euses objecteront que si la méthode de l'égalité est une ambition louable, dans les faits elle ne fonctionne pas toujours ; en témoignerait la difficulté, ou le refus, des premières et premiers concerné·es à s'investir (parfois) dans les recherche-actions qui les concernent. À cet endroit, nous répondons que si nous retenons l'égalité comme principe premier, et en particulier l'égalité des intelligences chère à Rancière, alors nous devons renverser notre raisonnement et reconnaître que le problème de la non-participation ne met pas en lumière l'inadéquation de la méthode, mais au contraire, permet de produire du savoir sur la situation. Nous pourrions découvrir qu'à travers le désintérêt de certain·es (voir même le boycott), se joue un positionnement tout à fait fondé, qui relève possiblement d'une intelligence critique fine. Il est fort probable que les personnes aient de bonnes raisons de ne pas se mettre en recherche avec nous (qu'elles remarquent, par exemple, que les orientations retenues ne les concernent finalement pas tant que ça, ou que les manières de faire ne leur plaisent pas). Peut-être sont-elles, par ailleurs, déjà en recherche sur une autre « scène », à laquelle nous n'avons pas accès. Comme James C. Scott nous l'a montré, il y a tout un texte caché qui n'est pas toujours accessible mais qui sous-tend pourtant une importante infrapolitique des groupes subalternes36. Ainsi, la recherche-action devrait plutôt s'orienter vers la mise en question de cette non-participation en la prenant comme analyseur : révélant les contraintes institutionnelles qui l'ont empêchée (manque de temps, de financements, de liberté, de créativité...), et les dispositions qui l'ont freinée (fidélité à une démarche scientifique non partagée, imposition de cadres méthodologiques, parachutage d'un appareil conceptuel hors sol, absence de réciprocité...). Ainsi, en postulant le fait que la méthode de l'égalité fonctionne en toute circonstance, nous nous obligeons à nous mettre en enquête et à agir sur ces empêchements (à opérer des transformations dans les mondes de la recherche, à bouleverser nos héritages scientistes ou, tout simplement, sur nos mauvaises manières).

L'égalité est donc toujours une ambition qui se risque. Jacques Rancière met, au fondement de sa démarche, l'égalité des intelligences et, sur cette base (un présupposé), y greffe les principaux droits démocratiques : une citoyenneté partagée égalitairement par tous et toutes, un droit à la parole et à l'expression publique, un droit à être informé·e des affaires d'intérêt public. Si cette égalité des intelligences est régulièrement bafouée par des experts qui persistent à penser qu'ils ont mieux à dire que les personnes concernées, la recherche-action est, comme nous l'avons vu, une manière de lutter contre ces rapports de domination et, parfois, d'imposer cette égalité qui nous est confisquée.

Revendiquez une position de non savoir, vous aurez l'air moins bête.

Une recherche-action est toujours en tentative37 (et c'est à cela que nous devrions la reconnaître comme telle), c'est-à-dire qu'elle s'exerce toujours depuis une position d'incertitude, de non savoir. Nous nous mettons en recherche collectivement parce que nous ne savons pas (faire), ou pas suffisamment, ou que nous ne pouvons pas répondre seul à une situation problématique, que nous allons nécessairement devoir en passer par des formes de coopérations et d'expérimentations. C'est donc bien cette position d'ignorance, ou de savoir partiel, qui nous oblige à « faire avec », au-delà de toutes bonnes intentions. C'est elle qui, en quelque sorte, garantit le processus participatif. Si nous devons recourir à des formes de recherche en coopération, alors l'incompétence sera notre meilleure alliée, elle deviendra « la promesse d’apprentissages renouvelés, l’opportunité de questionner à nouveau compte, l’ouverture à des problématiques encore insoupçonnées. »38

Ainsi, en recherche-action, une position d'expertise n'est pas simplement hors propos, elle est potentiellement annihilante. En effet il y a de grande chance pour que l'expert en question ait de grande difficulté à se déplacer dans l'espace incertain et toujours mouvant de l'expérience collective. Il s'agit donc d'affirmer que, puisque nous reconnaissons que nos savoirs sont toujours situés et partiels, alors nous savons qu'ils produiront nécessairement la (large) zone d'ignorance qui caractérise leur partialité. Plutôt que de fuir cette zone d'incertitude, et de perte de repères, il s'agit donc d'apprendre à l'habiter, à la défendre et à travailler collectivement avec elle.

Notes de bas de page
  1. Rien pour nous, sans nous. 40 ans de mobilisation communautaire contre le sida, disponible en ligne : Stephen Alexander, « Rien sur nous, sans nous : comment le principe GIPA a contribué à préciser la recherche communautaire », in La recherche communautaire VIH/sida. Des savoirs engagés, 2015, Presses de l’Université du Québec.

  2. Joanne Otis, Mélina Bernier, Joseph Josy Lévy, La recherche communautaire VIH/sida. Des savoirs engagés, idem.
  3. Nous détournons ici la proposition que fait Audre Lorde à propos de la poésie dans son essai « La poésie n’est pas un luxe ». Audre Lorde, Sister Outsider, Essais et propos d’Audre Lorde sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme, Édition Mamamélis, 2003.
  4. Voir, par exemple, les expériences d’APPUII (Alternative Pour des Projets Urbains Ici et à l’International) ; la recherche-action que nous avons menée en périphérie de Dunkerque ; les recherche-actions en quartier qui se déroulent dans notre petite écologie : Faire commun, faire recherche en quartiers populaires. Coopération, expérimentation, co-création.
  5. Le « nous » renvoie, ici, à une écologie dense de praticien.nes-chercheur·euses qui participent notamment au réseau des Fabriques de sociologie, à la revue Agencements (Recherches et pratiques sociales en expérimentation), au projet « Territoires en expérience(s) » (Campus Condorcet). Il est aussi une invitation à toutes les personnes et collectifs en affinité avec nos démarches.
  6. Georges Lapassade, L’ethnosociologie, Méridiens Klincksieck, 1991.
  7. Stephen Kemmis et Wilfred Carr, Becoming critical: Education, knowledge and action research, 1986, cité dans Georges Lapassade, L’ethnosociologie, op. cit., p. 151.
  8. Jean Dubost. « Réflexions sur les passés de la recherche-action et son actualité », Revue internationale de psychosociologie, vol. vii, n° 16-17, 2001, pp. 9-18.
  9. Citation extraite du livre de David Vercauteren (Micropolitiques des groupes : pour une écologie des pratiques collectives, 2018, Éditions Amsterdam) qui introduit la collection « Culture des précédents » créée par Benjamin Roux aux Éditions du commun.

  10. George-Jacob Holyoake, Histoire des équitables pionniers de Rochdale (tr. de Marie Moret, préf. de Pierre-Yves Jan), Éditions du commun, 2017.
  11. Dario Lanzardo, « Marx et l’enquête ouvrière », en ligne.
  12. Justo Serrano Zamora, « Approfondir la démocratie avec John Dewey : pratiques épistémiques et mouvements sociaux », Pragmata, 2:63-110, 2019.
  13. « Des complices, pas des alliés : abolir le complexe industriel de l’Allié », disponible en ligne.
  14. Michel Liu, Fondements et pratiques de la recherche-action, L’Harmattan, 1997.
  15. Françoise Crézé, Michel Liu, La recherche-action et les transformations sociales, L’Harmattan, 2006, p. 160.
  16. Saul Alinsky, Entretien avec Saul Alinsky, mars 1972: Organisation communautaire et radicalité. Éditions du commun, 2018
  17. Adeline de Lépinay, Organisons-nous : Manuel critique, Hors d’atteinte, 2019, p. 55.
  18. Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, Agone, 2021, p. 226.
  19. Baptiste Godrie, « Orlando Fals Borda, figure de l’intellectuel décolonial engagé », en ligne.
  20. Claudia Ximena López Rieux, « I(A)P. La recherche-action participative : l’héritage méconnu d’Orlando Fals Borda », Espaces et sociétés, n°183, 2021, pp. 161-164.
  21. Orlando Fals Borda, « Origines universelles et défis actuels de la recherche-action participative (RAP) », Espaces et sociétés, 183, 2021, pp. 165-188.
  22. « D’importants centres de r(a)p ont été établis à New Delhi, Colombo, Santiago, Caracas, Amsterdam et d’autres villes. L’enseignement de cette matière a officiellement commencé dans les universités du Massachusetts, de Calgary, de Cornell, de Caracas, de Dar es Salaam, de Campinas, de Managua, de Pernambuco, de Bath et de Deakin. Aujourd’hui, d’innombrables universités l’enseignent, dont quelques-unes en Colombie. », Orlando Fals Borda. « Origines universelles et défis actuels de la recherche-action participative », op. cit.
  23. Lyne Kurtzman, « Les enjeux éthiques de la recherche-action féministe : une réflexion critique sur les règles et pratiques de recherche », in La recherche féministe francophone. Langue, identités et enjeux, Fatou Sow éd., Karthala, 2009, pp. 91-99.
  24. Lyne Kurtzman, « Le défi de l’éthique en recherche-action féministe : une expérience québécoise », disponible en ligne.
  25. Florent Gabarron-Garcia, Histoire populaire de la psychanalyse, Éditions La Fabrique, 2021.
  26. Anne Querrien, « 3. Le CERFI, l’expérimentation sociale et l’État : témoignage d’une petite main », in L’État à l’épreuve des sciences sociales. La fonction recherche dans les administrations sous la Ve République, Philippe Bezes éd., La Découverte, 2005, pp. 72-87.
  27. Charles Soulié, « Un essai de démocratisation universitaire en France : histoire de l’université de Paris VIII Vincennes (1968-1980) », Revista Linhas. Florianópolis, v. 15, n° 29, p. 13-41, jul./dez., 2014.
  28. Jusqu’à ce jour, un courant de recherche-action persiste à Paris VIII, avec notamment une attention portée à la formation à la recherche-action par le biais de dispositifs pédagogiques non directifs. Voir à ce propos : Louis Staritzky, La recherche comme expérience(s) (Chroniques d’un atelier étudiant de recherche-action à Saint-Denis), OursÉditions, 2022.
  29. René Barbier, La recherche action, Anthropos, 1996, p. 18.
  30. Christine Mias, Lucile Courtois, « Autobiographie raisonnée », in Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique, Christine Delory-Momberger éd., Érès, 2019, pp. 285-288.
  31. Pascal Nicolas-Le Strat, Quand la sociologie entre dans l’action: la recherche en situation d’expérimentation sociale, artistique ou politique, Éditions du commun, 2018.
  32. Pascal Nicolas-Le Strat, Faire recherche en commun (Chroniques d’une pratique éprouvée), Éditions du commun, 2024.
  33. Boaventura de Sousa Santos, João Arriscado Nunes et Maria Paula Meneses, « Ouvrir le canon du savoir et reconnaître la différence », Participations, vol. 32, n° 1, 2022, pp. 51-91.
  34. Louis Staritzky, « Dérive », 2017, en ligne.
  35. Jacques Rancière, La méthode de l’égalité (entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan), Bayard, 2012.
  36. James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Éditions Amsterdam, 2019.
  37. Louis Staritzky, Pour une sociologie des tentatives. Faire monde depuis nos vies quotidiennes, Édition du commun, 2024.
  38. Pascal Nicolas-Le Strat, « Des compétences indisciplinées« , disponible en ligne.