La Chaire Mutation des vies étudiantes
Une recherche-action en design pour repenser l'habitabilité des résidences étudiantes et les métiers qui l'entourent
Institution commanditaire : École des Arts Décoratifs, chaire Mutation des vies étudiantes
Acteurs et actrices de la démarche : Agathe Chiron, Jean-Sébastien Lagrange, Marion Serre ; accompagnéEs de Théophile Aureau, Chloé Perreau, Pauline Aubry et Maxime Douillet comme designers-régisseurs ; Charlotte Cauwer, designeuse (dessins des relevés habités), Victor Gomez, Aurélien Dupuis et Marianne Cardon (réalisation de court-métrages), David Benmussa (réalisation d’un site internet), Emmanuel Moreira (réalisation de capsules sonores), Bénédicte Mailler (réalisation d’une carte d’accueil), LAO (réalisation des travaux dans les espaces communs), Mathilde Jaquot (réalisation de fresques). Et pour une participation ponctuelle et un accompagnement : Collectif Etc, Pascal Ferren, Edith Hallauer, Valérie Le Goff, Christine de Milleron, Théo Mouzard, Laura Petibon, Marie-Charlie Pignon, Sophie Ricard, Marine Royer, Pauline Vilain-Carlotti, Yves Voglaire.
Budget :
- 100 000 euros annuels (CNOUS) pour trois mi-temps et les prestations
- 120 000 euros (Direction Interministérielle de la Transformation Publique) via un « Appel à défis pour une action publique construite avec les usagers et les agents », financé dans le cadre de France Relance, dont le projet a été lauréat pour la quatrième année d’expérimentation.
2018 : Appel d’offre de l’École des Arts Décoratifs pour une chaire « mutation des vies étudiantes », remporté par Agathe Chiron et Jean-Sébastien Lagrange
2019-2020 : première année d’investigation (définition de la problématique et choix des terrains d’étude) dans différents Centres Régionaux des Œuvres Universitaires et Scolaires, CROUS (Tours, Rennes, Nantes, Poitiers…)
2020-2021 : expérimentations pédagogiques avec les enseignantEs et les étudiantEs de l’Ecole des Arts Décoratifs sur le premier terrain d’étude (site de Cachan, Crous de Créteil). Exploration des relations entre les espaces communs et intimes.
2021-2022 : une année d’expérimentation dans les espaces communs du campus de Cachan du CROUS de Créteil. La chaire accueille Marion Serre, post-doctorante.
2022-2023 : une année d’expérimentation dans les chambres à la résidence Saint-Jacques du CROUS de Paris
Une chambre à soi
Rédaction : l’École du terrain, juillet 2023
Entretiens avec Agathe Chiron, Marion Serre, Jean-Sébastien Lagrange / Chaire de recherche et de formation Mutation des vies étudiantes, École des Arts Décoratifs
Une chambre à soi. En 1929, si l’écrivaine féministe Virginia Woolf faisait de ce lieu, fermé à clé pour ne pas être dérangé, l’une des conditions permettant à une femme d’écrire, sans doute n’imaginait-elle pas qu’il puisse constituer le lieu de vie principal d’un individu. C’est pourtant le cas de milliers d’étudiantEs en résidence universitaire dans des chambres de petite surface où ils et elles dorment, mangent et travaillent. La surface minimale des chambres fait partie des débats nationaux concernant le logement étudiant. Anciennement fixée à 9m², elle est souvent pointée comme l’un des facteurs d’inconfort les plus prégnants.
Tant la loi que les subventions régionales, en Ile-de-France par exemple1, ont fixé la surface minimale à 14m² et celle idéale à 18m². Dès lors, que faire des chambres de 9m² construites antérieurement ? Fusionner trois chambres de 9m² pour en obtenir deux de 14 ferait perdre au parc de logements étudiants un tiers de sa capacité d’accueil. Or, les demandes de logement ne diminuent pas, au contraire, et certainEs étudiantEs précaires, non éligibles aux aides au logement ni aux bourses, ne peuvent se permettre de louer des chambres plus grandes. Certains CROUS2 décident donc de conserver ces logements en s’interrogeant sur la manière de les rendre plus désirables. En somme, les usages évoluent plus vite que les bâtiments qui les accueillent.
C’est pour répondre à cette tension que deux designers, Agathe Chiron et Jean-Sébastien Lagrange, candidatent en 2018 à l’appel lancé par l’École des Arts Décoratifs pour monter une chaire de recherche en design dont l’objet concerne précisément la mutation des vies étudiantes. Financée par le Centre National des Œuvres Universitaires et Scolaires (CNOUS) sur quatre ans, cette chaire a pour objectif de réfléchir aux transformations des usages nécessaires à la construction et à la rénovation des espaces de vie étudiante. L’originalité de cette chaire est double. D’une part, la direction en est confiée à des designers plutôt qu’à des chercheurs. Mais à des designers qui, d’autre part, ne sont pas recrutéEs dans un rôle classique de conseil ou d’assistance à la maîtrise d’ouvrage mais qui inscrivent bien leur pratique dans des démarches de recherche expérimentale et théorique. Il ne s’agit pas d’écrire une recette aisément réplicable ou de fabriquer une collection d’outils. Au contraire, la recherche-action, comme l’écrit le sociologue Pascal Nicolas le Strat, « peut se définir comme la capacité, reconnue aux personnes directement concernées et librement exercée, à élucider (investiguer, interpréter, analyser) leur action pour la transformer ». En l’occurrence, ici, tous et toutes les acteurs et actrices d’une résidence universitaire - étudiantEs, agentEs techniques, agentEs d’entretien, personnel administratif, direction du CROUS - et les designers de la chaire. Cette recherche en actes atterrit dès 2020 sur un premier terrain d’expérimentation, le campus de la résidence universitaire de Cachan, avant de se poser, en 2022, dans la résidence Saint-Jacques à Paris.
Dans le contexte de crise actuel (économique, sociale, sanitaire, environnementale), comment améliorer l’habitabilité et rendre ainsi désirables des chambres de petites surfaces ? Pour répondre à cette question, la chaire a interrogé la capacité de transformation des espaces communs en lieux de vie, en sas de respiration et de rencontres, pouvant accueillir des usages et des objets qui libéreraient de l’espace dans les chambres. De nouveaux aménagements deviendraient alors possibles dans les chambres, afin que celles-ci deviennent de véritables espaces intimes, ouvrant de nouvelles possibilités d’appropriation par leur occupantE. Puisque toute réflexion sur l’espace engage un questionnement sur les formes de son organisation et de sa maintenance, comment transformer notamment le métier de régisseur - qui assure, ordinairement, le bon fonctionnement des équipements de la résidence - en accompagnateur des étudiantEs dans un savoir habiter qui, comme tout savoir, s’apprend et se transmet ? Et, dès lors, comment envisager que l’usage d’un lieu, loin de le détériorer, au contraire le préserve et l’améliore ? L’enjeu de cette recherche dépasse donc le strict cadre architectural et apporte des réponses tant quantitatives que qualitatives, tant économiques qu’humaines. A l’heure où l’offre de logements étudiants des CROUS est concurrencée par les résidences privées qui, pour des loyers parfois moins onéreux, proposent des chambres et des services de meilleure facture, comment une recherche-action en design peut-elle repenser cette mission de service public « d’améliorer les conditions de vie et d’études » des étudiantEs ?
La recherche-action se met en place (2019-2020)
Lorsqu’Agathe Chiron reçoit l’appel à projet de l’Ecole des Arts Décoratifs, elle ne se voit pas y répondre seule. « L’École et le CNOUS attendaient autant des réponses politiques que des réponses formelles. Être bon sur le terrain et être bon formaliste, c’est une équation redoutable. J’ai donc préféré répondre à l’appel avec Jean-Sébastien Lagrange, un comparse de l’École Nationale Supérieure de Création Industrielle (ENSCI) avec qui j’avais déjà travaillé par le passé. Nous proposions une recherche-action, c’est-à-dire une expérimentation sur le terrain, dans laquelle nous allions avoir une grande capacité d’impact sur la commande. Dès lors, il nous fallait un designer formaliste capable, si on trouvait une solution pour une chaise, une table ou un bureau, par exemple, de dessiner un objet parfaitement ajusté ».
La répartition des rôles semble plutôt claire : à Agathe Chiron la présence sur le terrain où elle « prend soin des usages et des usagerEs » ; à Jean-Sébastien Lagrange de « prendre soin de la forme ». Elle et il endossent ici un costume de chercheur et chercheuse. « J’ai découvert a posteriori que tout ce que je faisais depuis le début de ma carrière, d’abord avec Patrick Bouchain, à mon compte ensuite, était une pratique professionnelle teintée de recherche », confie-t-elle. Comment, en effet, appeler autrement cette « méthode » qui consiste, vis-à-vis d’un bâtiment à réhabiliter ou à construire, non pas à imaginer un programme en amont mais à en éprouver les usages sur le terrain, à tester des hypothèses avec les habitantEs et les usagerEs, à essayer, à se tromper, à recommencer pour, à la fin d’un processus potentiellement infini, proposer des solutions validées par le plus grand nombre ?
Tout en reconnaissant au début du projet une « logique très « solutionniste », où nous étions certainEs de trouver des solutions grâce à la forme », Agathe Chiron précise que « le regard du designer se pose sur des objets, des lieux, des mots et des modes de gouvernance pour réussir à déceler certains dysfonctionnements dus à la forme et pour, ensuite, proposer des réponses qui sont plus justes, plus belles et surtout qui satisfassent l’ensemble des usagers ».
Toute recherche a son terrain. Partie d’abord avec des questions classiques sur la transformation de grands espaces en tiers lieux au sein de plusieurs Crous, la crise sanitaire a conduit Agathe Chiron et son équipe à interroger le potentiel d’espaces communs plus petits, liés à l’intime. Le site de Cachan est apparu comme un contexte d’expérimentation privilégié : l’un de ses bâtiments comprend des chambres de 9m² dont une partie est non louable3 et peut être transformée en nouveaux espaces communs. D’autre part, sa typologie de campus - huit bâtiments pour 1 300 étudiants – ressemble, davantage que Paris4, aux autres résidences en région et permettra ainsi à la recherche d’essaimer à l’ensemble du territoire.
Expérimenter les communs (Cachan, 2020 - 2022)
Vivre principalement dans neuf mètres carrés - comme le font tous les étudiantEs du bâtiment M du site de Cachan - oblige à voir s’intriquer, dans un même espace, le privé et le professionnel, l’intime et le partageable. Mais plutôt que de trancher sur la bonne surface à vivre, l’équipe de designers préfère faire avec l’existant et travailler sur ce que pourrait être de petits espaces communs désirables. « L’idée était, résume Jean-Sébastien Lagrange, de mettre des espaces en commun (pour la cuisine, le travail, le sport ou la détente) afin de redonner à la chambre sa fonction première et de repenser la vision du confort en s’affranchissant du modèle « tout en un » où toutes les fonctions sont réunies dans un seul et même espace ». « Les CROUS sont dans une économie complexe, continue Agathe Chiron. A Cachan, il y a une machine à laver pour 260 étudiants, une cuisine de 11 m² pour 70 étudiants. Certains CROUS ont eu la possibilité de transformer tout leur rez-de-chaussée en espace de travail mais constatent souvent que ces grands espaces sont malheureusement peu occupés et se demandent pourquoi ».
Dès lors, l’équipe expérimente à Cachan de transformer une chambre sur cinq en espace commun - salle de travail, de sport ou de détente et réaménagement des cuisines. Les ustensiles de cuisine ou le matériel scolaire des chambres voisines peuvent ainsi y migrer et les étudiantEs s’y rencontrer plus facilement. Depuis que la pièce d’à côté est une salle de travail, Nils Pepin et Arnaud Delaroche révisent ensemble. Le premier, étudiant en classe préparatoire, explique que « cette salle a une vraie tête de lieu de travail. Quand je rentre dans ma chambre, je peux maintenant faire autre chose, souffler, dormir ». Quant au second, il reconnaît que, sans ce lieu pour se concentrer et réviser avec son voisin « dans la bonne humeur », il aurait été en décrochage scolaire. Qu’un lieu ait la tête de son emploi n’est pas un enjeu marginal pour des designers, dont l’approche qualitative du travail est de faire que « le langage des formes parle aux usagers et qu’ils se sentent dans un espace qui corresponde à sa fonction », comme le dit Agathe Chiron. Voilà pourquoi, loin de l’idée des grands espaces de travail modulables ou des open spaces, la salle de travail de 9m² partagée par les deux étudiantEs se rapproche davantage d’un petit salon, conçu selon des codes domestiques (décoration personnelle, petit canapé, miroir…).
Les cuisines de la résidence, de petite surface (11 m²), vétustes et purement utilitaires, n’étaient, elles aussi, que des lieux de passage - on y amenait les aliments préparés dans la chambre pour les faire cuire et on en repartait aussitôt pour manger chez soi5. Sur les quatre cuisines de la résidence, l’expérience a été tentée de doubler la surface de deux d’entre elles et d’y associer des espaces pour y prendre les repas. Les quatre espaces ont été repensés avec les étudiantEs et aménagés selon des ambiances et des mobiliers différents (diner américain, grande table familiale, salle à manger...). Quand il a découvert ce long meuble en vieux bois au milieu de la pièce, Nils Pepin a été ému : « Je n’en avais vu que chez mes grands-parents ». Se sentir chez soi grâce à la forme d’un espace et des objets qui l’habitent, voilà la première délicatesse des designers et designeuses de ce projet. « Quand on arrive dans la cuisine collective, raconte Agathe Chiron, on n’arrive pas dans une cuisine de cantine mais dans une vraie cuisine avec des feux, des plaques, des étagères qui invitent à y laisser ses épices, des tables et des chaises de cuisine pour s’installer ».
Le travail avec les étudiantEs est fluide. S’adaptant à leur rythme - disponibles le soir après les cours et communicant via Whatsapp - l’équipe explique qu’ils et elles sont « volontaires et responsables. Quand ils font les règles eux-mêmes, le règlement intérieur de leurs espaces communs est presque plus strict que celui du CROUS parce qu’ils et elles savent que si ça ne marche pas, ces lieux seront fermés. Ils font donc plus attention et mettent parfois en place de l’autogestion. » L’expérimentation à Cachan a permis de poser les bases d’un modèle socio-économique différent, permettant de conserver des chambres de petite surface en les associant à des espaces communs de qualité. Toutefois, les contraintes liées à la gestion du site n’ont pas permis de prolonger les expérimentations dans les espaces intimes.
Expérimenter sur les espaces intimes (Paris Saint Jacques, 2022 - 2023)
C’est pourquoi la chaire décide d’investir un autre terrain d’expérimentation : la résidence Saint-Jacques du CROUS de Paris. Rejointe depuis un an par Marion Serre, docteure en architecture, qui structure les axes de recherche du projet et apporte sa connaissance des outils méthodologiques de participation, l’équipe met d’abord à profit les enseignements tirés de Cachan. « Nous avons commencé par investir les communs, raconte Marion Serre. Et d’abord la cuisine : nous avons cassé une cloison attenante à une chambre pour qu’elle passe de 10 à 20m², nous l’avons ensuite meublée et équipée comme une cuisine, avec de vraies tables en bois, des étagères, etc. En échangeant avec les étudiants, on observe une différence entre le déclaratif et la réalité. Au début, ils nous disaient qu’ils ne laisseraient rien dans la cuisine. Aujourd’hui, les étudiants y laissent des thermomix, des radio-réveils, des écouteurs, des épices, toute leur vaisselle. Alors qu’au départ, une étudiante me disait qu’elle avait l’impression d’aller dans les cuisines d’une cantine, c’est devenu aujourd’hui une pièce de vie grâce à cet aménagement. Au même étage, nous avons transformé un espace peu utilisé en salle de travail. Là aussi, c’est un tout petit changement : nous avons mis une table, des fauteuils et des chaises de bureau. Là encore les retours des étudiants sont très positifs : l’une d’entre elles me disait qu’à l’arrivée des chaises de bureau, elle s’était rendue compte que son corps n’avait jamais été auparavant dans un espace de confort, alors qu’elle passe les trois quarts de sa journée à travailler derrière un ordinateur. On touche là à la valeur politique que peut avoir un objet aussi simple qu’une chaise de travail : ce mobilier participe directement à la mission première des CROUS : la réussite scolaire ».
L’expérimentation à Saint-Jacques est aussi l’occasion d’un nouveau terrain, qui n’avait pu être exploré à Cachan, celui des espaces intimes, des chambres. La résidence se transforme alors en véritable laboratoire. Trois étudiantEs acceptent que leur chambre servent d’hypothèses. La première est entièrement vidée puis remeublée avec du mobilier de réemploi - un lit en bois, une armoire normande, d’épais rideaux occultant, un petit secrétaire. Tout est fait pour qu’une chambre d’étudiant à Paris ressemble aux codes domestiques bourgeois parisiens. Et, de fait, Jose Maria, l’étudiant argentin qui l’occupe, s’exclame que s’y dégage désormais une presencia. Une présence, une chaleur due à l’esthétique et aux matériaux du mobilier ancien - « quand j’ouvre, ça sent le bois », dit-il - contrecarrant la vision d’un réemploi qui servirait à meubler pauvrement des intérieurs modestes. Toutefois, il explique aussi que la lourdeur des meubles et leur style trop marqué l’empêchent d’opérer des changements et limitent ainsi ses possibilités d’appropriation. Cet exemple d’expérimentation a permis d’aiguillonner la chaire sur les transformations à opérer et montre bien le caractère toujours processuel, tâtonnant et situé de cette recherche.
La deuxième chambre a permis une expérimentation sur le rangement. Faire entrer sa vie - et ses différents versants, personnels, professionnels... - dans une si petite surface rend souvent l’occupation de l’espace confuse. Mais comment s’approprier une chambre livrée blanche et immaculée qu’il convient de rendre dans le même état ? L’équipe de designers a ainsi mis en place des murs pré-percés pour, notamment, y poser plus librement des étagères, y compris dans la salle de bain, ce qui permet de mieux séparer les espaces, « dans la chambre comme dans la tête », confie Agathe Chiron.
Enfin, dans une troisième chambre, c’est le lit qui a été travaillé comme un objet en soi. Dans un espace contraint avec peu de chaises, il devient souvent le lieu où l’on s’assoit, où l’on mange. Mais, là encore, dans un double souci d’optimisation et de compartimentage des espaces, un nouveau meuble a, par exemple, été dessiné : une petite table pliante, dont l’ingéniosité mécanique des différentes parties, qui s’ouvrent, se plient et se déplient, rejoint celle du mobilier ancien et indique, par son caractère modulable, qu’elle est d’un usage ponctuel et peut ensuite se ranger. Ce souci que les objets disent ce qu’ils sont, sans nécessairement les enfermer dans une unique fonction, a également été appliqué au lit, bardé d’une tête et d’un pied, « comme un vrai lit ».
D’autres chambres ont été repeintes, afin d’observer les effets de la couleur sur le bien-être. Livrées blanches, « on pourrait croire, dit Agathe Chiron, qu’elles sont vues comme une page vide sur laquelle tout pourrait s’imaginer. En réalité, beaucoup d’étudiants nous disent que ce blanc les intimide, leur rappelle plutôt une chambre d’hôpital, et qu’ils n’osent rien y coller dessus ». Des essais de peinture ont donc été tentés, un mur rose, un plafond vert, qui rendent immédiatement l’espace davantage habité.
Dans dix autres chambres, des aménagements plus modestes ont été tentés : installer un miroir, des patères ou une poubelle. Modestes mais loin d’être insignifiants : « Les étudiants arrivent dans des chambres sans poubelle. Alors, plutôt que de se plaindre qu’ils ne nettoient pas ou qu’ils ont posé un sac poubelle par terre, installer une vraie et jolie poubelle de tri amène à considérer que les étudiants sont responsables et vont s’en servir. Ce qu’ils font », explique Agathe Chiron.
Toutes ces expérimentations ont été accompagnées d’outils de participation. Pour les espaces communs, un panorama des usagerEs. « Cela consiste à dire que, en général, lorsqu’il y a un problème, plusieurs actions sont concernées, explique Agathe Chiron. Si on le regarde à travers un seul prisme, une seule solution, elle ne marche pas puisque les problèmes et les besoins des autres n’ont pas été pris en compte. Avec le panorama des usagers, tous les acteurs d’un espace commun vont être interrogés : l’équipe en charge de la vie étudiante, l’agent d’entretien, l’équipe de direction du site, le directeur ou la directrice général, l’étudiant qui n’utilise pas la cuisine collective, l’étudiant qui l’utilise tout le temps... Tout le monde va pouvoir dire la manière dont il ou elle s’en sert, ses besoins, son ressenti, les problèmes qu’il y rencontre et ses désirs pour ce lieu. Idéalement, le panorama se fait en séance individuelle, puis collective, pour que chacun entende ce que l’autre a à dire, ce qui permet à la pensée de se déployer. Si la réponse n’est que gestionnaire, elle oublie l’usager. Si elle n’est dite que du point de vue de l’usager, il n’y aura pas forcément les moyens et l’entretien ensuite. Cet outil psychosocial permet aussi à la direction d’entendre la parole des usagers et il a été bien intégré, pour les cuisines, comme pour les chambres. Ensuite, nous faisons un cahier des charges général pour trouver des solutions de compromis satisfaisantes pour tout le monde et, surtout, pour arbitrer les priorités d’usages les unes par rapport aux autres ».
Pour chacune des chambres, un relevé habité est réalisé, qui allie un reportage photographique, un dessin de synthèse où sont colorisés tous les objets personnels et leur emplacement et un entretien avec l’étudiantE qui raconte sa manière d’utiliser l’espace. Ces informations sont ensuite synthétisées dans un « carnet de santé » de la chambre qui suit l’évolution des aménagements et des problèmes soulevés au fur et à mesure des différentes expérimentations. « C’est un outil phare de la recherche, explique Marion Serre, à la fois en termes d’expérimentation, d’analyse et de compréhension. Mais il sert aussi à protéger l’étudiant : lorsque nous partirons, nous laisserons les chambres dans un état transformé, dont il faut que le CROUS ait la mémoire puisque ces modifications ne sont pas permises par le règlement intérieur. Cela permet aussi de mettre en lumière les besoins, répertoriés point par point, associés aux solutions apportées ». Toutes ces actions sont ensuite racontées dans
une gazette mensuelle, distribuée dans les boîtes aux lettres de tous et toutes les étudiantEs et envoyée aux autres CROUS de France.
Rediriger vers un nouveau métier : designer-régisseur
« Il faut bien comprendre que les étudiants qui arrivent ici sortent de chez leurs parents. Souvent, ils ne savent pas cuisiner, faire le ménage, laver leur linge… Et cela peut poser des problèmes dans l’entretien de leur logement. Puisque c’est le parc public qui prend le relais, il faut qu’ils se sentent accompagnés, appartenir à une communauté de pairs mais aussi encadrante, capable de répondre à leurs besoins. », dit Agathe Chiron. Cette remarque touche au cœur du projet. Les expérimentations de Cachan et de Paris ont été pensées selon une logique systémique, impliquant d’associer aux aménagements une transformation du rôle des acteurs et des actrices qui s’y consacrent. Et d’abord celui des agentEs de la résidence, qui sont en première ligne, au contact direct avec les résidentEs. Tisser des relations de confiance, assurer une présence quotidienne permettant des échanges réguliers et informels est essentiel pour construire une relation apaisée entre les usagerEs. Hélène Arcambal, agente d’accueil à la résidence du CROUS de Cachan, note, par exemple, que la dématérialisation des démarches a accru la part de travail administratif, au détriment de l’accueil physique des étudiantEs. « On y revient doucement, parce qu’il y a un manque. C’était notre cœur de métier et il faut y revenir », confie-t-elle.
La mise en place, par la chaire, de designer-régisseur et designeuse-régisseuse à Cachan et à Paris montre que les agentEs du CROUS (accueil, technique et entretien notamment) peuvent jouer un rôle clé dans l’accompagnement à habiter, en permettant aux étudiantEs d’acquérir des compétences pour mieux entretenir leurs logements, se les approprier et, de fait, s’y sentir chez eux ou chez elles. « Est-ce que les métiers du CROUS de demain, plutôt que d’être « agent technique » ou « agent d’accueil », ce ne serait pas d’être des médiateurs techniques ?, interroge Marion Serre. Nous avons tenté d’inverser l’idée ancrée qui consiste à croire que l’usage d’un espace le détériore au fur et à mesure. Si on transmet aux usagers, en l’occurrence ici aux étudiants, les bonnes compétences, l’usage peut, au contraire, devenir un facteur de bonification du bâti. Un médiateur technique pourrait ainsi aider un étudiant à poser une étagère au bon endroit ou lui apprendre à changer une ampoule pour lui permettre d’être autonome en cas de problème. Ainsi, quand il rendra son logement, celui-ci aura été amélioré, augmenté, ouvrant la possibilité d’appropriation à un autre étudiant ».
Pour mettre à l’épreuve ces hypothèses, la chaire a inventé le poste de designer-régisseur. A Cachan, plusieurs mois durant, Théophile Aureau, étudiant en architecture rattaché au Collectif Lokal, a ainsi pu tisser des liens de confiance et d’amitié avec les agentEs et les étudiantEs au fil d’ateliers de concertation, d’apéritifs et de repas pris ensemble, puis lors des chantiers participatifs des espaces communs. A Paris, ce rôle d’écoute et de recueil des besoins des étudiantEs en vue de préfigurer les espaces et de les accompagner dans leur appropriation est tenue par trois personnes, Pauline Aubry en phase de diplôme à l’Ecole des Arts Décoratifs, Chloé Perreau, diplômée de l’ENSCI et Maxime Douillet, diplômé des Beaux- Arts de Marseille. PrésentEs chacunE plusieurs jours par semaine dans une salle du rez-de-chaussée aménagée en régie, il et elles incarnent la permanence architecturale du projet, chargée de susciter le désir des étudiantEs, de répondre à leurs besoins et de travailler à une acculturation réciproque des étudiantEs et des agentEs de la résidence. Ce sont elles et eux qui ont notamment participé au patient travail d’écoute et d’observation condensé dans les relevés habités de chacune des chambres.
Quant à l’équipe de recherche, il et elles sont devenuEs, au milieu de cette constellation, des médiateurs et médiatrices, des tiers de confiance. Agathe Chiron, Marion Serre et Jean-Sébastien Lagrange se retrouvent à Paris une semaine par mois, où une chambre de la résidence a été mise à leur disposition. « Nous faisons un travail de traduction en faisant remonter à la direction les besoins des étudiants. Nous disons la même chose qu’eux mais d’une autre manière et dans le cadre d’une recherche qui fait que la direction nous écoute et veut changer les choses », explique Agathe Chiron. « Si on construit de mauvaises résidences ou de mauvais objets, c’est parce qu’il y a un mauvais cahier des charges. Et pour faire un bon cahier des charges, il faut être sur le terrain ».
Le projet de la chaire a été reconduit pour une cinquième année universitaire (2023-2024) aux fins de structurer les résultats de ses expérimentations et d’en essaimer les méthodes, voire les solutions, dans d’autres résidences. Saint-Jacques devient une sorte de résidence témoin, visitée par d’autres directeurs et directrices qui veulent s’inspirer de certaines hypothèses ou de certains outils. « Le passage de relais n’est pas aussi facile et spontané que nous l’imaginions, concède Agathe Chiron, parce que le CROUS est un organisme très segmenté. C’est pourquoi la cinquième année y est consacrée, avec des immersions au sein de plusieurs Crous, nous allons continuer d’accompagner la création de groupes de réflexion comme celui qui existe désormais entre les directeurs d’unité de gestion du CROUS de Paris qui gèrent, chacun, plusieurs résidences. » L’objectif est de permettre à l’ensemble des CROUS de se saisir des résultats de ces expériences aux fins qu’ils puissent les adapter à leur propre contexte, les transformer et continuer à les partager avec leurs pairs lorsque la recherche prendra fin.
Sur l’expérimentation menée par la chaire Mutation des vies étudiantes dans la résidence Saint-Jacques du CROUS de Paris, un carnet de santé est réalisé pour chaque chambre. Il synthétise le relevé habité, qui allie un reportage photographique, un dessin de synthèse où sont colorisés tous les objets personnels et leur emplacement et un entretien avec l’étudiantE qui raconte sa manière d’utiliser l’espace. Le carnet de santé permet ainsi de suivre l’évolution des aménagements et des problèmes soulevés au fur et à mesure des différentes expérimentations.
Pour mettre à l’épreuve leurs hypothèses de travail, la chaire Mutation des vies étudiants a inventé le poste de designer-régisseur qui incarne un rôle d’écoute et de recueil des besoins des étudiantEs en vue de préfigurer les espaces et de les accompagner dans leur appropriation. PrésentEs chacunE plusieurs jours par semaine dans une salle du rez-de-chaussée aménagée en régie, il et elles incarnent la permanence architecturale du projet, chargée de susciter le désir des étudiantEs, de répondre à leurs besoins et de travailler à une acculturation réciproque des étudiantEs et des agentEs de la résidence. Ce sont elles et eux qui ont notamment participé au patient travail d’écoute et d’observation condensé dans les relevés habités de chacune des chambres.
Rapport rédigé par la chaire Mutation des vies étudiantes pour synthétiser les apports de leur expérimentation sur les espaces communs dans les résidences étudiantes de Cachan et de Saint-Jacques à Paris.
Pour raconter toutes les expérimentations de la résidence Saint-Jacques du CROUS de Paris, la chaire Mutation des vies étudiantes édite une gazette mensuelle, distribuée dans les boîtes aux lettres de tous et toutes les étudiantEs et envoyée aux autres CROUS de France.
- La région Île-de-France, compétente sur les deux projets décrits dans ce texte, a ainsi posé en 2017 que les opérations de construction ou d’amélioration de logements étudiants qu’elle soutenait « doivent offrir des conditions d’hébergement de qualité : logements privatifs de 18m² habitables dotés de salles de bain individuelles et d’un coin cuisine » mais que cette surface ne pouvait être inférieure à 14m² pour les « programmes réalisés dans l’existant ».
- Les Centres Régionaux des Œuvres Universitaires et Scolaires (CROUS), répartis par académie, gèrent notamment le logement des étudiants. Ils sont regroupés au sein du Centre National des Œuvres Universitaires et Scolaires (CNOUS), créé en 1955.
- En raison de salles de bain hors service.
- Paris, avec ses 68 petites résidences dans des immeubles éparpillés, fait figure d’exception.
- Initialement il s’agissait de tisaneries, conçues en complément du restaurant universitaire qui était ouvert matin, midi et soir. C’est lors des changements des modalités de fonctionnement du restaurant (ouvert uniquement le midi) que les tisaneries ont été transformées en cuisines.