1. Préambule

« Ce que la permanence architecturale m’a permis de saisir est d’une grande richesse et complexité : une somme de détails, de petits faits du quotidien, de paroles et d’actions qui m’ont permis d’entendre la demande des habitants afin de mieux la comprendre et pouvoir l’interpréter en actes et en dessins aux plus proches des besoins et ressources d’un territoire ».1

Sophie Ricard, architecte urbaniste

Habiter pour Construire, Construire pour habiter

Pour une appréhension globale des enjeux et ressources d’un territoire

En s’installant au milieu du site à transformer ou du projet à construire, et le plus en amont possible, l’architecte permanent.e tisse une toile. La permanence architecturale est une opération de couture, de tressage et parfois de raccommodage. Elle s’installe et, d’abord, tisse du lien avec le voisinage, avec le quartier, le territoire, avec les habitants qui ensuite, se sentant accueillis, se donnent la peine d’entrer, de prendre un café, discuter du projet à conduire, proposer leurs idées, invoquer leurs désirs, éprouver des usages. On essaye, on se trompe, on y revient, on rebat les cartes du métier, pour s’enticher d’un autre métier et on s’y risque. Le temps de la vie et du quotidien est avec nous. Ni lointain, ni ponctuel, ni intermittent.

Lentement sourdent les mémoires. Les habitants, les passants, les voisins racontent ce qu’a été ce lieu souvent désaffecté, vide depuis des années ou alors cet endroit, cette architecture où ils vivent toujours, empreint d’histoires. Ce sont parfois des souvenirs d’enfance. On recherche, on réécrit. Et petit à petit, ce lieu, comme un accroc dans la ville, se raccommode du récit des autres. Il s’énergise de tant d’histoires. Ancienne gare, vieille faculté, halle vide, nouveau lycée, futurs logements, ancienne friche industrielle, tout est là, tout existe. Ces histoires imaginaires viennent aussi d’autres lieux. Et petit à petit, il retourne au maillage de la ville et de ceux qui l’habitent. Un réseau se forme.

La permanence couture les liens effilés entre les politiques et les citoyens, les premiers faisant confiance aux seconds, individuels ou associatifs, pour occuper un lieu, y vivre afin de savoir l’habiter, en étudier les faisabilités, en expérimenter les usages, en (ré)écrire la commande, en maîtriser l’ouvrage. La permanence tire ainsi des fils vers des populations éloignées. Aménager le lieu pour y vivre fait travailler et forme des bâtisseurs qui vivaient dehors, sans domicile, chômeurs, émigrants. La permanence attire aussi les étudiants alentour, des intellectuels venus expérimenter. Elle écrit ainsi un nouveau contrat social qui alors, reprise autant les êtres que les lieux.

Pour approfondir la philosophie de la permanence architecturale, et notamment son rôle de soin pour les bâtiments désaffectés et les habitantEs délaisséEs, voir La permanence architecturale, une médecine de campagne, Du transfert en architecture et L'architecture comme expérience.

2. Fondements

« Construire en habitant, c’est-à-dire rester dans les lieux et les transformer. Et de cette façon renouveler le désir de vivre ensemble ».2

Patrick Bouchain, architecte

Pratiquée depuis plusieurs années maintenant sur différents territoires3, la permanence architecturale implique d’habiter un territoire sur un temps long, pour contribuer à sa transformation et agir en amont de tous dessins souvent fabriqués ex-nihilo. Elle part du principe qu’habiter est l’acte déterminant pour appréhender un contexte, comprendre et vivre ses enjeux, et ainsi pouvoir partager des perspectives d’améliorations. En ce sens la permanence implique un changement de posture profond, tant intellectuel que pratique et technique, dans les métiers de la fabrique des territoires, la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre. Pour servir l’intérêt général et l’amélioration réelle de nos conditions de vie en commun, l’architecte ne peut plus rester le dernier maillon de la chaîne de production de la commande publique dans l’acte de construire. La permanence architecturale devient alors le levier pour accompagner en amont le politique et le technicien à l’écriture de celle-ci, et ainsi relier les phases et les acteurs de la commande et de sa réalisation, souvent distendus et dissociés.

Accueillir des usages impensés à Pasteur, permanence de l'Université Foraine Rennes, 2013 © UFO Rennes

« Expérimenter, c’est déployer une question à l’endroit même où les institutions imposent une solution ».4

Pascal Nicolas-Le Strat, sociologue

Le métier d’architecte, comme l’aménageur ou l’urbaniste, doit pouvoir réinventer son lien au territoire et à la population avant de programmer la zone à bâtir. La permanence, architecturale, urbanistique ou paysagère, en étant présente au démarrage de la commande, ou même en avant-poste de celle-ci, devient alors un tiers-acteur, un corps intermédiaire capable d’être la cheville ouvrière d’interprétation de la commande, mettant en lien les différentes phases de conception et construction. En étant sur le site même du projet, en comprenant un territoire dans toutes ses composantes, en révélant ces atouts et potentialités, elle peut alors répondre de manière plus juste, précise et unique, en rassemblant les forces vives et les ressources qui le composent, pour produire un urbanisme ancré et vivrier.

La permanence s’incarne dans un lieu, un temps, et dans une ou plusieurs personnes, qui portent et investissent ces missions. La permanence agit comme une rotule entre l’élu-e et les citoyens, les institutions et la société civile, les techniciens et les artisans, la demande et les usages, les désirs et les possibles. Elle a pour fonction de dévoiler et d’activer, sur le terrain même où un problème sociétal se pose, dans le cadre d’un projet architectural ou urbain, les « possibles ignorés »5. En mettant à l’épreuve un terrain d’action, elle propose alors de faire une « programmation ouverte ». En évitant de programmer à l’avance la chose à rénover ou à bâtir, elle permet d’ouvrir le champ des impensés en permettant à d’autres acteurs d’occuper un espace, afin qu’ils se l’approprient et lui redonnent ainsi une nouvelle valeur d’usage. C’est en ce sens qu’elle peut, à son échelle, être un levier d’activation de démocratie locale dans la fabrique de la ville.

Journée d'action à la Perm, permanence de Rural Combo dans l'ancien collège de Billom, 2019 © Droits réservés

La programmation ouverte permet alors de faire une étude de faisabilité en actes, et non plus sur plan, en chambre, éloignée du sujet. Elle permet d’activer rapidement un terrain, un lieu, un moment dans le territoire et donc de faire advenir le projet. En ce sens elle représente un acte politique fort, qui n’attend pas d’avoir trouvé l’investissement nécessaire avant de construire, avant de faire naître le projet. En faisant œuvrer une population tout entière autour du projet, elle redonne ainsi un espace d’activation de nos démocraties locales.

3. Méthodes

3.1 - Habiter pour construire – construire pour habiter

« Une rencontre est toujours plus riche quand elle arrive sans prévenir ».6 

Collectif etc

La permanence se voit habiter et/ou travailler sur le site même du projet, là où la problématique urbaine, sociale, culturelle et architecturale se pose. L’enjeu est d’aborder la question posée (par exemple une réhabilitation complexe, une transformation urbaine, une programmation à construire) en en faisant soi-même l’expérience. Cela nécessite un accord préalable avec l’opérateur, qui peut prendre la forme d’une mise à disposition gratuite par un prêt à usage ou une convention d’occupation précaire d’un local sur site, d’un appartement, ou à l’intérieur même du patrimoine/bâtiment à requestionner. La permanence peut aussi s’inscrire dans le cadre d’une mutualisation de locaux en vue d’occuper différemment un espace, avec d’autres parties prenantes qui peuvent être associées à l’opération.

Aménagements extérieurs rues Delacroix et Molinet à Boulogne-sur-mer
En 2010, Sophie Ricard s’installe dans l’une des maisons vacantes des rues Delacroix et Molinet à Boulogne-sur-mer pour y mener une permanence architecturale et travailler sur l’appropriation du logement social en habitant le quotidien d’une rue et de ses habitantEs. © Sophie Ricard / agence Construire

3.2 - Faire un état des lieux technique et humain

« La permanence dévoile la transformation du monde ».7 

Gwenaël Morin, metteur en scène

La première action à mener peut prendre la forme d’une enquête de géographie sociale, pour recenser et cartographier les acteurs formels et informels, les forces vives, les ressources matérielles et immatérielles du territoire, les savoir-faire, les compétences, le déjà-là mais aussi les traces de l’histoire d’un site, la mémoire des lieux et des humains. La permanence arpente le territoire pour le rencontrer et révéler ses ressources, s’appuie sur son histoire pour mieux identifier son devenir.

3.3 - Ouvrir un lieu de vie

« L’outil fondamental, c’est l’atelier ouvert. À Bataville, c’était une caverne d’Ali Baba, un endroit rempli d’objets très différents, à la fois un lieu de travail et d’exposition, plein de maquettes8 et de grands plans aux murs pour comprendre le territoire. Il y avait aussi des canapés, de quoi faire un peu de cuisine. (…) On y a fabriqué une table de ping-pong pour les enfants, c’est grâce à cela qu’on a rencontré certains habitants de la cité ».9 

Margaux Milhade, architecte

Au-delà d’une stricte et standard « Maison du projet » qui est destinée en premier lieu au travail autour du projet, le lieu de la permanence est un espace ouvert sur le quartier, public, et identifié comme le lieu de rassemblement mais aussi comme un lieu de vie capable de répondre aux besoins concrets de la population. On peut l’imaginer comme un « tiers-lieu » ressource pour les habitants, mais aussi un lieu d’apprentissage, de brassage des cultures et de formation collective autour et à partir du projet. Il peut en ce sens préfigurer l’arrivée d’une future cité de chantier.

Le lieu ne perdra jamais sa destination principale, celle de l’accompagnement et de la formation hors des cadres, 2017 © Hôtel Pasteur

3.4 - Rassembler pour mieux construire

« Si nous mettons de côté ce qui nous sépare, il n’y a rien qui nous reste à mettre en commun ».10 

Bruno Latour, sociologue, anthropologue et philosophe

En étant cette tierce-actrice identifiée par toutes et tous, l’objectif de la permanence est de rassembler autour d’elle des personnes et des groupes très diversifiés, qui sont ou seront partie prenante du projet. Pour cela, elle organise des évènements publics, des ateliers collectifs ou des temps de rencontre, dans le but de fédérer les acteurs rencontrés, de rendre lisible la démarche, et surtout de construire collectivement les enjeux du projet.

3.5 - Entamer une programmation en actes

« La permanence architecturale, c’est se rendre disponible à
l’évolution impensée du projet ».11 

« Manifeste de la permanence architecturale »

La permanence a pour but de faire advenir le projet avant le projet. En fédérant et en construisant de manière collective, elle participe à faire émerger la capacité des acteurs à s’investir dès le départ dans le projet, de manière itérative, en occupant l’espace. Ainsi elle participe à l’activation de la démocratie locale. Le processus de fabrication devient plus important que la finalité même de l’objet du projet. Pour cela, elle peut par exemple (liste non exhaustive) : accueillir les acteurs désireux de tenir une activité concrète ou de recherche-action sur le site même du projet ; lancer des chantiers démonstrateurs annonciateurs de la manière dont le projet va se construire ; préfigurer des usages ou des modes de fabrications et de construction, d’aménagement de l’espace par le biais de workshops ou de constructions de maquettes à l’échelle 1.

Maquette du quartier de La Gauthière, permanence de l'Université Foraine Clermont-Ferrand, 2015 © UFO Clermont-Ferrand

3.6 - Établir une étude de faisabilité en actes

« La permanence architecturale, c’est à la fois le temps de l’écoute et l’instant
d’intense réactivité ».12

« Manifeste de la permanence architecturale »

Petit à petit, l’enjeu est de construire un document-guide qui à la fois permet de rendre compte des actions (programmation ouverte et fédération des acteurs, chantiers qui servent à éprouver les premières pistes) et d’avancer les premières pistes de réponses. Ainsi, à partir de cette étude de programmation en actes, on peut par exemple réaliser un descriptif technique et sensible sur plans, photographies ou cartographie pour exprimer la valeur d’usage et de recherche expérimentées sur le terrain. L’enjeu réside à y associer des documents techniques et financiers de programmation et de faisabilité, pour donner une perspective aux savoir-faire et usages testés in situ.

préfigurations sur site à la permanence de l'ufo bataville, 2015webb
Préfigurations sur site à la permanence de l'Université Foraine à Bataville, 2015 © UFO Bataville

3.7 - Une gouvernance partagée

« Les arts politiques doivent hésiter, tâtonner, expérimenter, reprendre, toujours recommencer, rafraîchir continûment leur travail de composition ».13 

Bruno Latour, sociologue, anthropologue et philosophe

En parallèle, il s’agit de commencer la réflexion pour l’élaboration des modalités d’une gouvernance partagée, contributive, coopérative et citoyenne à partir des usages qu’aura révélé la permanence, et avec les personnes et les acteurs désireux de s’impliquer dans le projet. Dans les projets d’habitats, et de réparation du logement social, il s’agit ici de travailler à redonner une place au locataire, étant lui même responsable de la valeur d’usage qu’il confère à son logement en l’occupant. Dans les projets d’aménagements et de transformations urbaines et rurales à plus grande échelle, l’idée est de travailler en amont, à partir de la cité de chantier ou la maison du projet à rassembler la population voisine et future qui doivent être associées dés le départ au dessin, à la construction, et donc à la gestion future des espaces de vies collectives et intimes.

3.8 - Associer les acteurs techniques dès le départ

Bureaux d’études, services techniques, services de la ville, institutions, opérateurs, pompiers, ou autres partenaires techniques suivant le sujet, sont à associer à la démarche dès la phase de mise en œuvre de la permanence, qu’elle soit une permanence de faisabilité programmatique ou de maîtrise d’œuvre.  Rassembler tous les acteurs participant à la réalisation de la commande pour une compréhension globale et tenue sur le temps long.

3.9 - Faire du chantier un acte culturel

« Cette passion de la complexité provient d’une façon de voir les "habitants" non comme une marchandise ou un prétexte à produire de l’art ou du commerce, mais comme un réseau infiniment précieux de relations, d’actions, de comportements, d’empathies qui forment lentement un tissu urbain. C’est ce réseau qui devient
"matériau d’architecture" ».14 

Lucien Kroll, architecte

À partir de la cartographie des compétences, savoir-faire et forces en présence sur le territoire, l’enjeu est de faire du moment du chantier un acte de transformation sociale et culturelle. D’une part, il s’agit de montrer que le temps du chantier peut être un lieu et un moment ouvert à toutes et tous, par l’action artistique ou par une programmation culturelle. Mais aussi de prouver que le chantier est un lieu propice à l’enseignement, en tant que lieu d’application sur le terrain, à l’insertion grâce au développement d’associations d’insertion et à l’implication des structures de formations du bâtiment. Il peut être aussi le lieu de redynamisation de l’économie locale par l’intégration des nouvelles filières de construction  et donc de développement de nouveaux savoir-faire en lien avec les matériaux bio-sourcés et géo-sourcés sur le territoire. On peut ici s’associer par exemple à des écoles sur des sujets spécifiques et ainsi faire acte de recherche, ou à des acteurs du champ de l’insertion et de la formation professionnelle. Faire du chantier un acte culturel permet d’ouvrir le site à d’autres appropriations, de montrer les savoir-faire, et d’en faire un lieu d’enseignement à ciel ouvert.

3.10 - Penser la gestion future

« Bien sûr, la ville idéale n’existe pas, mais il faut selon moi tendre autant que possible vers un territoire composite ».15 

Thierry Paquot, philosophe

Modalités de gestion, statuts juridiques de la gouvernance, ou encore modèle économique de gestion future sont des sujets à esquisser suivant le sujet du projet dès la permanence et l’étude en actes. Il s’agit de penser très tôt à rendre compte de ces modalités par des documents techniques et juridiques constitutifs de la gouvernance future et de l’entretien des lieux de vie et espaces communs du projet. Quels changements de posture seront opérés par les parties prenantes, opérateurs, citoyen, habitants, services communaux ? Qui va gérer et entretenir les lieux de vie ?

4 - Mises en œuvre

Il existe aujourd’hui beaucoup d’exemples de projets ayant eu recours à cette nouvelle méthode d’ancrage territorial, permettant de mieux appréhender le territoire du projet dans toutes ses composantes, qu’elles soient techniques, économiques, sociales, écologiques, culturelles et politiques. Mettre en œuvre une permanence implique des changements de postures, l’invention d’autres manières d’administrer et de gérer un projet, techniquement et financièrement, ou encore de travailler avec de nouveaux acteurs et partenaires. Nous entrons ici dans la faisabilité (non exhaustive) de cette méthode, en abordant un certain nombre d’exemples opérationnels à travers plusieurs catégories. 

L'université foraine près des étangs d'Apigné, 2013
L'université foraine près des étangs d'Apigné, 2013 © UFO Rennes

4.1 - La permanence pour définir la commande

« Avant d’être une réponse à une commande architecturale, le projet de Boulogne-sur-Mer cherche à entendre des demandes, souvent informulées, pour aborder le
logement social autrement ».16

Patrick Bouchain, architecte

Pourquoi

La permanence peut intervenir en amont d’une commande, en servant à sa définition et à son écriture, comme une assistance à la maîtrise d’ouvrage, en vue de démocratiser et ouvrir la faisabilité du projet à d’autres et à son territoire. Dans ces expérimentations, l’enjeu est d’appréhender la commande comme un levier pour réactiver les démocraties locales par l’intégration de  la population à la construction de celle-ci. Pour cela, la permanence permet de fédérer les acteurs techniques et politiques avec la société civile autour du projet, garante de l’usage et de la gestion future de son cadre de vie. Cette posture nécessite de faire recherche en même temps que faire projet et donc d’intégrer le fait que le temps collectif de fabrique du projet est le socle fondateur de la réussite de celui-ci, de son appropriation par toutes et tous et de sa gestion dans le temps.

Intégrer la méthode de la permanence en amont de la formulation de la commande et du lancement de l’appel d’offre aux équipes de maîtrises d’œuvre ou aux groupements va permettre de mieux cibler les enjeux complexes du territoire et de questionner le terrain au prisme de son patrimoine matériel et immatériel. Cette permanence accompagne la définition du programme et la faisabilité du projet pour accompagner la maîtrise d’ouvrage et les futurs utilisateurs. Elle fait naître le projet avant même sa phase d’étude et de conception, en commençant à fédérer les parties prenantes du projet sur son site même.

Échanges à Pasteur, permanence de l'Université Foraine Rennes, 2013 © UFO Rennes

Elle permet aussi d’ajuster au plus proche des besoins et des enjeux de rénovation du patrimoine ou de construction, le budget d’investissement au regard des usages déjà expérimentés dans l’étude de faisabilité en actes. On évite ainsi de tout raser, ou tout programmer pour un aménagement spécifique qui contraindrait l’architecture et ne conviendrait pas forcément dans le temps long.

Comment

De manière opérationnelle, cette permanence peut fonctionner par exemple grâce à une subvention allouée par une collectivité, ou une autre structure de maîtrise d’ouvrage, à une structure ou une personne qui souhaite se saisir de ces enjeux territoriaux. Il s’agit alors d’établir une étude de faisabilité en actes ou une étude de programmation en actes, en vue de contribuer à définir la commande. Ce dispositif requiert un accompagnement et une confiance indispensable de la part de la maîtrise d’ouvrage envers la structure ou la personne qui propose de mener la permanence sur le terrain. Ces personnes ou structures peuvent répondre en s’associant à des acteurs locaux déjà référencés (associations culturelles, sociales et autres, institutions, collectifs d’habitants, ...) et en capacité de s’organiser en maîtrise d’usage future, à partir de l’élaboration en commun de l’étude de faisabilité en actes (voir à ce propos les projets démonstrateurs ci-dessous). Cette étude de faisabilité en actes constitue aujourd’hui une réelle commande publique de définition des usages par l’occupation d’un site.

Conseil de vie avec les occupantEs du couvent des Clarisses, Saisons Zéro © Zerm

La méthode de la permanence peut aussi être directement portée au sein des organismes de maîtrise d’ouvrage comme les services d’aménagement de la commune, les opérateurs comme les Sociétés Publiques Locales d'Aménagement (SPLA) et les Offices Publics d'Habitations à Loyer Modéré (OPHLM), les foncières et autres petites associations ou coopératives de maîtrise d’ouvrage. Cela implique pour l’opérateur ou les services de travailler au plus proche du terrain, en prise avec un quotidien autre que celui du travail en bureau. 

Vue de la cour et des personnes en train de déjeuner
Déjeuner partagé au Tri Postal, permanence de l'Université Foraine Avignon, 2014 © UFO Avignon

Par exemple, il pourra s’agir de prévoir dès les premières phases d’études un budget destiné à la réalisation de premiers aménagements ou de micro-chantiers démonstrateurs. Ou encore, de penser les conditions d’un véritable lieu de vie et d’accueil pour la permanence, en évitant l’effet Algéco, avec une cuisine ouverte, un lieu de réception du public mais aussi des réunions techniques et de pilotage, un lieu d’enseignement et de formation. Si l’opérateur intègre cette méthode, il faudra monter une équipe plurielle dès le départ et tout au long des phases : depuis les études de programmation, en passant à l’écriture et au lancement de l’appel d’offre aux maîtrise d'œuvre, jusqu’aux phases d’accompagnement à la conception, à la réalisation et à la réception (c’est cas de l’Hôtel Pasteur avec Territoires Publics, de la Caserne Beaumont – Chauveau à Tours avec la SET, et de la Halle des Grésillons à Gennevilliers avec la SPLA Paris Sud Aménagement).

Projets démonstrateurs :

4.2 La permanence comme réponse à la commande

« Nous sommes arrivés sans avoir encore de maison, puisque l’idée était de rénover un studio vacant mais insalubre. Il s’agissait d’être dans l’action, de poser un acte de travail qui amènerait progressivement au chantier, souvent perçu comme une perturbation du quotidien, un acte violent : nous souhaitions l’intégrer presque naturellement dans la vie quotidienne d’un quartier habité ».17

Sophie Ricard, architecte urbaniste

Pourquoi

Du côté de la maîtrise d’œuvre architecturale et urbaine, il est possible de répondre à une commande publique de la conception à la construction, en intégrant une permanence architecturale - même lorsque le cahier des charges de l’appel d’offre ne le stipule pas. Cela permet de rassembler les phases de faisabilité, conception et construction, et surtout d’être un interlocuteur privilégié pour la maîtrise d’ouvrage et les utilisateurs tout au long de l’opération, sur le site même du projet. Pendant la phase de chantier, la permanence permet de coordonner et gérer le chantier au quotidien sur le site même du projet, d’alerter sur les potentielles malfaçons et débordements, de mieux intégrer les entreprises et artisans au chantier. Mais cette permanence permet aussi d’ajuster le projet, d’intégrer de nouveaux éléments, de mieux prendre en compte l’existant et donc d’influer sur le dessin du projet avec les artisans, les usagers et acteurs concernés tout le long du chantier. Plus spécifiquement, elle permet aussi d’activer un chantier ouvert comme acte culturel, en associant des acteurs tiers avec l’accompagnement de la Maîtrise d’ouvrage : des chantiers écoles, de formation et d’insertion ainsi que la population plus large à travers des évènements publics sur et autour du chantier, pour partager socialement l’acte de construire.

Du côté de la maîtrise d’ouvrage, il est possible d’inscrire les principes de cette méthode dans la rédaction de l’appel d’offre, pour permettre de l’ouvrir aux équipes d’architectes désireux de mettre en œuvre cette nouvelle façon de concevoir et d’accompagner la fabrication du projet. Pour la maîtrise d’ouvrage, l’intérêt de la permanence et d’impliquer réellement et tout au long du projet toutes les parties prenantes : les différents services de la maîtrise d’œuvre, d’ouvrage, les services techniques, les services de la ville, les associations et institutions impliquées dans le projet, les citoyens intéressés à titre individuel ou collectifs, et tous les futurs utilisateurs.

Comment

Du point de vue opérationnel, la maîtrise d'ouvrage (MOA) doit anticiper le budget que peut représenter une permanence dans son estimation de coûts (travaux TTC) qui comprend les études. Pour la maîtrise d’œuvre ou le groupement qui répond avec cette méthode, le budget doit être compris dans les honoraires. Il faut par exemple que la maîtrise d’œuvre prévoie un pourcentage d’honoraires dédié à la permanence au sein de l’équipe projet, ainsi qu’un pourcentage dédié à l’investissement pour la mise en place de l’activité de la permanence. Du côté de la maîtrise d’ouvrage, il s’agit de faire valoir dans le cahier des charges méthodologique de l’appel d’offre la présence d’une permanence, et de la prendre en compte dans le pourcentage global des travaux. Il faut également penser, en amont et en bonne intelligence avec la maîtrise d’œuvre, à la potentielle mise à disposition d’un local, un lieu hospitalier et stratégique, où la permanence pourra s’installer et accompagner l’intégralité du projet. Pour toutes les permanences architecturales en amont de la commande et pendant le chantier, l’élaboration d’une véritable cité de chantier au cœur même du site de projet ou du chantier est un enjeu majeur. Elle doit être un lieu de travail de la permanence et des équipes liées au chantier (maîtrise d’œuvre, d’ouvrage, entreprises, artisans et utilisateurs). Il est par exemple possible, que la maîtrise d’œuvre ouvre son bureau directement dans la cité de chantier, pour travailler au quotidien auprès de la MOA et des entreprises (suivi et réunions de chantier, suivis technique et financier des phases de réalisation). C’est de ce lieu que sera piloté le chantier ouvert comme acte culturel, ou la mise en œuvre et l’accompagnement des différents chantiers écoles, chantiers d’insertion et d’application. Cette cité de chantier peut prendre place dans un endroit déjà existant du site ou bien devenir le support d’un premier acte de chantier démonstrateur afin de faire intervenir des association et entreprises locales, de travailler déjà à l’implication de la population. Sa mise en œuvre physique devient alors un temps fort dans la vie du projet à venir et constitue un acte symbolique dans la période de construction qui s’annonce. À long terme, elle pourra même devenir une partie du projet à part entière.

Projets démonstrateurs :

Dessins manuscrits
Page du carnet de Charlotte Cauwer, designeuse en permanence au collège de Saint-Herblain, qui en observe les usages et co-construit avec celles et ceux qui y travaillent le futur collège en cours de chantier © Charlotte Cauwer
Dessins manuscrits
Page du carnet de Charlotte Cauwer, designeuse en permanence, 4 juillet 2022, © Charlotte Cauwer

4.3 - La permanence pour établir un état des lieux

« La permanence est plus qu’une phase ou un outil : c’est un état d’esprit qui considère tout ce qui advient comme potentiellement constructif ».18

« Manifeste de la permanence architecturale »

En amont de l’écriture ou de la réponse à une commande définie, les permanences peuvent aussi être des modes d’actions privilégiés pour appréhender et comprendre finement un territoire, dans l’épaisseur de sa réalité. Pour cela, elles peuvent prendre des noms et des formes diverses : architecturales, paysagères, territoriales, mais aussi « résidences d’architectes », ou « permanences de recherche », dans la lignée des recherches-actions. À travers ces différents cadres, un même objectif se dessine : celui d’une permanence pour dresser l’état des lieux d’un territoire. L’enjeu réside dans la formulation d’une question concrète ou d’un sujet précis, sur le terrain même où elle est apparue, par l’expérience de ce sujet et l’activation de ses différentes parties prenantes.

Les Résidences d’architectes peuvent être portées par les Maisons de l’Architecture, les Conseils d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (CAUE) mais aussi les Parcs naturels régionaux (PNR) et autres opérateurs de ce type en phase de diagnostic, pour accompagner les collectivités sur des temps courts à réfléchir in situ et de manière collective, à leur problématiques urbaines ou rurales. De manière opérationnelle, cela peut prendre la forme d’un appel à résidences pour de jeunes architectes, urbaniste et paysagistes, pour des immersions allant de plusieurs semaines à plusieurs mois. La démarche est co-construite en amont avec l’opérateur de la mise en œuvre de la résidence ainsi que la collectivité dans laquelle elle va s’implanter, et d’autres acteurs-ressources du territoire (habitants, associations, services municipaux, institutions associées au projet, services de l’état déconcentrés…). La restitution de la résidence est destinée à transmettre une pensée et un récit commun pour accompagner les territoires et leurs problématiques.

« Véritable "Laboratoire des territoires", la résidence d’architectes ouvre un espace singulier d’échange, de partage et de construction collective autour de professionnels accueillis quelques semaines dans un territoire par sa population, afin d’initier des projets de territoire singuliers et durables ».19

Élisabeth Taudière, architecte, et Martin Paquot, auteur

La Maison d’architecture de Basse-Normandie | Territoires Pionniers a été un des premiers acteurs à mettre en place des appels d’offres de « Résidences d’architectes », notamment en milieu rural éloigné de ce genre d’ingénierie et d’expertise en local. Certains CAUE ont ensuite développé ce type d’appels d’offres en vue d’accompagner les collectivités en prise avec certaines situations bloquées, ou tout simplement pour déployer des potentialités qu’offrent leurs territoires et leurs patrimoines. D’autres types d’acteurs comme les PNR peuvent mettre en place ce type de leviers en amont de toutes commandes, afin d’accompagner les territoires souvent isolés dans leur transformation. Dans le cadre de son mémoire de recherche à l'Ecole Nationale Supérieure d'Architecture Paris La Villette, l'architecte Hélène Guillemot a ainsi dressé un état des lieux exhaustif, analytique et documenté des permanences et résidences d'architectes en France en 202220. Ces typologies de résidences d’architectes n’aboutissent pas toujours à des suites opérationnelles, mais leur développement accru ces dernières années sur tout le territoire et à travers différents cadres institutionnels laisse entrevoir des espoirs en ce sens.

Projets démonstrateurs :

La permanence de recherche est une mise en œuvre de recherche-action, qui pose une question sur le terrain même de son élaboration. Elle permet le décloisonnement universitaire de la recherche et de l’enseignement, en œuvrant au plus près des territoires, des acteurs, et de leurs problématiques d’habitabilité. Plusieurs chaires de recherche expérimentent aujourd’hui des mises en œuvre de permanences architecturales dans le cadre de doctorats en urbanisme et architecture.

Ces permanences de recherche sont souvent le fruit d’un partenariat entre une chaire, une école d‘architecture et un opérateur capable de fournir un terrain concret au doctorant en permanence. L’accord peut prendre la forme d’une convention-cadre entre ces trois entités, établie pour un à trois ans de recherche. Cette démarche permet à l’opérateur de repenser des manières de faire qui nécessitent d’être remises en question, et au chercheur-permanent d’engager une posture davantage articulée aux réalités du terrain. L’opérateur s’engage à accompagner le doctorant dans sa recherche par la mise à disposition d’un lieu pour la permanence, mais aussi d’outils, de documents, de ses services et agents.

Bibliographie

Les documents produits par les permanences

Dans les projets classiques, on demande aux architectes de produire des « livrables », documents techniques qui servent à l’élaboration du projet (l’esquisse, l’avant-projet sommaire, l’avant-projet détaillé, le permis de construire, le cahier des clauses techniques particulières, ,…). Dans le cadre d’une permanence, qui vise notamment à étendre la transmission du projet à d’autres publics, les documents produits accompagnent la démarche globale du projet en documentant toutes ces phases. Ces documents prennent des formes diverses, parmi lesquelles on peut trouver des journaux de bord, des cartographies d’acteurs, des comptes-rendus hebdomadaires de chantier, des études programmatiques en actes, mais aussi des cahiers de chantier détaillant les mises en œuvre, les témoignages des entreprises, les temps d’ouverture au public, de la documentation autour des chantiers-écoles, etc. Ils comportent notamment une forte dimension sensible, qui a toute sa place dans le projet.

Ces différents objets explicitent d’une part la démarche aux partenaires et à des publics extérieurs, mais comportent aussi une approche auto-réflexive inhérente et indispensable à son bon déroulement. Ils permettent notamment à ses auteurs de prendre le temps de digérer l’action pour ouvrir les possibles – par exemple en faisant le bilan d’un chantier d’insertion, ou en tentant d’énoncer les principes de la gestion future du lieu. Nous en proposons ici une sélection indicative, classés ici par ordre d’apparition dans le paysage :

Les théorisations de la permanence

Depuis quelques années, les personnes qui mettent en place la permanence architecturale ainsi que des chercheurs-théoriciens plus ou moins proches de ces expérimentations ont tenté de prendre du recul sur ces expériences pour les théoriser au fil de l’eau. Articles, cours, émissions, podcasts, livres, mémoires ou thèses : nous en proposons ici une sélection indicative :

Notes de bas de page
  1. RICARD Sophie, dans BOUCHAIN Patrick et al., Pas de toit sans toi : réinventer l’habitat social, Arles, Actes Sud, 2016
  2. BOUCHAIN Patrick, « Patrick Bouchain, vivre en construisant », France Culture, S’il fallait changer quelque chose ?, 31 juillet 2013.
  3. HALLAUER Édith, « Habiter en construisant, construire en habitant : la « permanence architecturale », outil de développement urbain ? », Métropoles, 17 | 2015, [En ligne].
  4. NICOLAS-LE STRAT Pascal, Expérimentations politiques, Montpellier, France, Fulenn, 2009.
  5. BOUCHAIN Patrick, « Manifeste du Possible Ignoré ».
  6. COLLECTIF Etc, Projet pour l’Ollière et Idées Locales, rendu de l’étude Habiter autrement les centres-bourgs, s.l., Autoédition, 2013.
  7. MORIN Gwenaël, « Épuiser le monument : rencontre avec Gwenaël Morin », France Culture, Pas la peine de crier, février 2013.
  8. Voir à ce propos CLARISSE Catherine, « Maquettes de travail participatif de l’Atelier Construire » dans AMSELLEM Guy & GRUBERT Mireille (dir.), La maquette, un outil au service du projet architectural, Ed. Des Cendres & Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, 2015.
  9. MILHADE Margaux, dans HALLAUER Édith ET MILHADE Margaux, « Pointure : sur-mesure Margaux Milhade, une permanence à Bataville », Strabic, 8 Novembre 2016 [En ligne].
  10. LATOUR Bruno, « Il n’y a pas de monde commun : il faut le composer » dans Multitudes, 16 mai 2011, n° 45, no 2, p. 38-41 [En ligne].
  11. Collectif, « Manifeste de la permanence architecturale », écrit à l’occasion des Rencontres de la Permanence le 16 octobre 2015 au Point H^ut à Saint-Pierre-des-Corps.
  12. Collectif, « Manifeste de la permanence architecturale » dans La permanence architecturale, Actes de la Rencontre au Point H^ut, S.L., Hyperville, 2016.
  13. LATOUR Bruno, « Il n’y a pas de monde commun : il faut le composer », art. cit.
  14. KROLL Lucien, in BOUCHAIN Patrick, Simone & Lucien Kroll : une architecture habitée, Arles, France, Actes Sud, 2013.
  15. PAQUOT Thierry, Désastres urbains : les villes meurent aussi, Paris, La Découverte, 2015.
  16. BOUCHAIN Patrick et al., Pas de toit sans toi, op. cit., p. 35.
  17. BOUCHAIN Patrick et al., Pas de toit sans toi, op. cit., p. 45.
  18. Collectif, « Manifeste de la permanence architecturale », art cit.
  19. TAUDIÈRE Élisabeth et PAQUOT Martin, « Construire avec l’immatériel : une décennie de résidences d’architecture en Normandie », Topophile, 8 Février 2022 [En ligne].
  20. GUILLEMOT Hélène, Permanences architecturales et résidences d’architecte en France, mémoire de DPEA sous la direction de Jodelle Zetlaoui-Léger et Bendicht Weber, Laboratoire Espaces Travail, ENSA Paris La Villette, septembre 2022.
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