Ensemble à Claveau
De la dentelle à la chaîne : réhabiliter 245 maisons d’une cité-jardin avec ses habitantEs
Maîtrise d’ouvrage : Aquitanis, Office Public de l’Habitat de Bordeaux Métropole
Maîtrise d’œuvre : Agence Nicole Concordet ; Jean-Michel Pouvreau, ingénieur CVC, Didier Raffegeau, ingénieur électricité, Marc Thomas, ingénieur structure béton, Yves-Marie Ligot, ingénieur structure bois, Isabelle Casalis, économiste de la construction
Acteurs et actrices sur le chantier : Compagnons Bâtisseurs Nouvelle Aquitaine (lot accompagnement – embellissement – autoconstruction en bois)
Coût du chantier de réhabilitation : 9 200 000€ HT, dont 1,5 million pour le lot accompagnement – embellissement – autoconstruction bois, soit 37 000€ HT environ par maison, soit entre 583€/m² et 689€/m²
Acteurs et actrices du projet de réhabilitation urbaine : agence GRAU-Susanne Eliasson, Marion Garandeau, agence de paysage Trouillot & Hermel (conseil à la maîtrise d’œuvre pour le projet urbain)
1952 – 1959 : Construction des 405 maisons et des équipements publics (groupe scolaire, crèche, piscine…) de la cité-jardin de Claveau par la Ville de Bordeaux, dont Aquitanis assure la gestion
1989 : Première réhabilitation de la cité-jardin
2006 : La cité-jardin de Claveau, propriété de la Ville de Bordeaux, est vendue à 79 propriétaires privés et à Aquitanis, qui devient propriétaire de plus de 250 maisons
2015 : Lancement des études et des travaux de réhabilitation sur quatre maisons tests ; puis étude préalable sur dix maisons (agence Nicole Concordet) ; puis appel d’offre pour une mission d’assistance à maîtrise d’ouvrage, de maîtrise d’œuvre et d’Ordonnancement, pilotage et coordination (OPC) pour la réhabilitation de 245 maisons, remporté par l’agence Nicole Concordet
2015 – 2017 : Installation de la permanence architecturale, études et diagnostic, permis de construire, réalisation des « fiches maison », élaboration du dossier de consultation des entreprises (DCE) et passation des marchés pour les travaux
2017 – 2021 : Chantier travaux systématiques (deux ans) et des travaux d’embellissement participatifs dans les maisons (quatre ans)
Bordeaux • Faire maisons communes
Rédaction : L’École du terrain, avril 2023
Entretiens avec Nicole Concordet et Louise Cortella / agence Nicole Concordet ; Géraldine Bensacq, Claire Lacaze et Isabel De Jesus-Genet / Aquitanis
Au Nord de Bordeaux, Claveau est une cité-jardin construite après la guerre. « Je n’ai pas envie de dire que c’est une cité. C’est un petit village », rectifie Elena Glykos qui y habite depuis plus de vingt ans1. Un petit village, donc, de plus de 400 maisons bâties par la municipalité dans les années 1950 pour y accueillir quelques-unEs de ses fonctionnaires, les gazierEs de la régie voisine et les ouvrierEs du port.
Des maisons de taille variée, en brique et en parpaing, livrées brutes de finition et sans chauffage, que leurs occupantEs ont aménagées et transformées avec le temps. Chacune a son jardin, parfois vaste. Les plus ancienNEs se souviennent des bals organisés dans la salle des fêtes et des pêcheurs qui ramenaient des poissons pour les voisinEs et que les enfants écaillaient. Sans minorer certaines conséquences sociales des cités-jardins – le paternalisme des patrons, le moralisme des bailleurs, la surveillance des concierges… – ces lieux redeviennent aujourd’hui des modèles désirables : des rues aérées et des maisons ou des immeubles de petite hauteur en marge d’un bâti relativement dense ; une « île de verdure », dit Albert2, un de ses habitantEs, au sein d’une ville encore très minérale.
Malgré une première réhabilitation en 1989, qui avait notamment renforcé l’isolation des maisons de Claveau, celles-ci se dégradent, les dossiers de réclamation des locataires s’accumulent. Rien n’est fait au présent ; on préfère se réserver pour un grand projet futur qui n’arrive jamais. Les ancienNEs résidentEs vieillissent. La salle des fêtes est démolie. Le tramway s’arrête de manière aléatoire. Claveau communiste n’est pas sur la carte d’une municipalité à droite depuis la Libération. D’ailleurs, Claveau ne figure pas sur le plan de la ville délivré par l’office de tourisme aux voyageurs et voyageuses de passage. La liberté si longtemps ressentie par les habitantEs, aménageant l’intérieur de leur logement à leur guise, abattant là un mur, remplaçant ici des menuiseries, construisant une extension dans le jardin, échangeant même de maison au gré de l’évolution des familles, cette liberté consentie par la Ville dans des logements sociaux pourtant très normés et encadrés par une législation stricte, devint une manière d’indifférence, de délaissement, puis d’abandon.
Dans les années 2000, Claveau s’est transformé en « un village gaulois » duquel « les gens ont peur de sortir », raconte Khadija. Avant d’y vivre, sa famille et elle habitaient la Cité lumineuse, un immeuble voisin de plus de trois cents logements construit lui aussi dans les années 1950 au bord de la Garonne et dont la façade incurvée offrait, se souvient-elle, le plein soleil et une vue imprenable sur les coteaux. Malgré la résistance de ses habitantEs et de quelques architectes, la cité fut détruite à la fin des années 1990. L’histoire ne doit pas se répéter à Claveau. « Quand j’étais petite et que je voyais ces maisons, mon rêve était d’y habiter, raconte Khadija. Plus tard, quand j’ai réussi à en avoir une, c’était super ».
En 2006, la Ville revend 79 maisons de la cité-jardin à des propriétaires privés et le reste à Aquitanis, le bailleur social qui en assurait déjà la gestion. Désormais propriétaire de 246 logements sur des terrains en régie directe et de 143 autres dans des espaces gérés par des Associations Syndicales Libres (ASL)3, il décide de remettre 245 maisons4 « à niveau », notamment sur le chauffage et l’isolation. Mais il constate vite que chaque maison est singulière. Certaines sont finement entretenues, d’autres sont toujours brutes de finition et sans chauffage. Si, à l’origine, Claveau s’est construit avec trois typologies de maisons, il y en a aujourd’hui presque autant que de foyers. Une rénovation uniforme serait donc absurde, qui araserait la variété des histoires individuelles et des savoirs constructifs mis en œuvre par les locataires aux fins de mieux habiter leur logement.
Dès lors, comment imaginer, plutôt qu’un chantier de 245 maisons, 245 chantiers d’une maison ? Quels outils mettre en place pour allier économie d’échelle et travaux personnalisés ? Et surtout, comme le dit Nicole Concordet, architecte dont l’agence sera chargée du projet, comment convertir le sentiment d’abandon des locataires en un sentiment de liberté, c’est-à-dire d’autonomie et d’engagement grâce à un chantier qui déplacera aussi, chemin faisant, la position de tous les acteurs et toutes les actrices, bailleur, architectes, entreprises et associations, qui y participeront ?
S’appuyer sur les habitantEs : l’existant transforme la commande
Qu’un chantier différent soit envisagé pour la réhabilitation de la cité Claveau repose sur la conjonction de deux réalités. Tout d’abord la position du bailleur : Aquitanis revendique une attention à la frugalité, à la nature en ville et à la participation des habitantEs. Davantage encore que d’autres projets, Claveau conjugue ces trois préoccupations. De plus, Bernard Blanc, directeur général d’Aquitanis entre 2008 et 2018, a toujours considéré son organisme comme un laboratoire d’expérimentations. Sur ce point, Claveau s’est révélé un terrain idéal. Un premier diagnostic effectué en 2011 par l’équipe GRAU démontre l’urgence des travaux. Mais, comme l’explique Géraldine Bensacq, responsable du secteur Bordeaux Nord chez Aquitanis, avant même l’appel d’offre, « on ne pouvait pas ici engager une réhabilitation « classique ». Si nous avions décidé cela, il aurait fallu démolir toutes les extensions que les habitants avaient construites au fil des ans, ce qui était financièrement et socialement impensable. La surface des logements de Claveau est 20% plus petite que le standard des logements sociaux actuels. Ces extensions étaient donc une nécessité pour les habitants. Nous ne pouvions pas restaurer à l’original, il fallait faire avec l’existant et nous avons donc décidé de ne pas démolir ».
Afin de nourrir l’appel d’offre, envisageant une méthode de réhabilitation fine et adaptée, quatre maisons vides de Claveau servent alors de prototypes à deux équipes d’architectes mais leurs propositions, relativement onéreuses, ne prennent pas en compte les aménagements des résidentEs ni la dimension sociale de la cité-jardin et se révèlent impossibles à réaliser en site occupé. L’agence Nicole Concordet est alors missionnée pour effectuer une étude préalable à l’appel d’offre à partir d’une dizaine de foyers. Elle peut ainsi observer finement la variété des solutions constructives apportées par les habitantEs aux espaces communs, à leur jardin, leur façade et leur intérieur. D’abord formée à l’architecture d’intérieur, Nicole Concordet est associée avec Patrick Bouchain et Loïc Julienne au sein de l’agence Construire où elle travaille dix ans durant avant de créer sa propre agence d’architecture à Bordeaux en 2009. Plusieurs projets de réhabilitation ou d’autoconstruction de logements sociaux menés par l’agence Construire avec les habitantEs eux-mêmes à Beaumont, Tourcoing ou Boulogne-sur-Mer inspirent donc sa démarche. Notamment l’outil de la « fiche
maison », expérimenté sur ce dernier projet.
Lors de l’étude préalable, Nicole Concordet et ses collègues rencontrent dix foyers avec lesquels elles dressent une fiche pour chacune des maisons, dessinant le plan actuel à partir du plan standard d’origine, dialoguant avec chaque résidentE sur les transformations qu’il ou elle a produites par le passé, les embellissements dont il ou elle aurait le désir et sur ses éventuelles capacités à les réaliser. L’enjeu du projet est bien là : travailler avec des habitantEs dont personne, depuis trente ans, n’avait interrogé les désirs. La confiance qui s’instaure entre les locataires et les architectes à la faveur de ces entretiens s’institue dans un lieu – ces maisons patiemment
aménagées – et dans une certaine posture. Louise Cortella, jeune architecte arrivée à l’agence après son diplôme, raconte : « Quand nous faisions les diagnostics des maisons, nous considérions que chaque habitant était le vrai expert de sa maison. Lorsque nous voyions des aménagements qui n’étaient pas les mêmes que dans les autres maisons, nous ne leur demandions pas seulement ce qu’ils avaient fait mais qui les avaient faits afin de valoriser leur implication et de discuter ensemble de ce qui serait à améliorer ».
L’étude préalable révèle que certaines maisons ont été très bien entretenues par des habitantEs, maçons, ouvrierEs, autodidactes, capables d’aménager leur logement. Elle permet aussi de prioriser ce qui est urgent de ce qui l’est moins et d’établir une logique de mise en œuvre. Au printemps 2015, concluant l’étude de faisabilité, l’agence propose à Aquitanis un projet de réhabilitation singulier en deux phases. Avant même la fin du diagnostic complet de toutes les maisons, il s’agit d’entamer au plus vite la première phase des travaux indispensables et, sans attendre qu’elle s’achève, tuiler la seconde phase à la première, dans le même temps donc mais sur une durée plus longue. À partir du diagnostic des dix maisons, choisies comme un échantillon représentatif, il est possible d’extrapoler une première tranche de travaux systématiques pour tous les logements du projet : remplacer les fenêtres, les chauffages et l’installation électrique, assurer l’étanchéité des toitures, isoler les pignons des façades par l’extérieur et construire, sous le porche en bois de chaque maison, un sas comme un vestibule, une pièce en plus. Une seconde tranche de travaux d’embellissement, plus inédite pour un bailleur social est alors proposée : l’idée est non seulement de proposer que les habitantEs décident des embellissements intérieurs de leur maison mais que celles et ceux qui le souhaitent s’impliquent plus avant dans cette réhabilitation via la formation et l’auto-construction chez eux et elles ou chez leurs voisinEs. Ces travaux pourront être participatifs et personnalisés à chaque logement en fonction des désirs des locataires consignés dans les fiches maison.
L’une des maisons vides de la cité-jardin deviendra la maison commune, espace d’échange et de rencontre pour tous les acteurs et actrices du projet (ouvrierEs, habitantEs, maître d’ouvrage, étudiantEs en formation…) réhabilité avec peu de moyens comme un premier acte démonstrateur de réemploi. Elle deviendra aussi le lieu de travail des architectes de l’agence installéEs sur le chantier. La permanence architecturale sera comme la basse continue du projet. Une première « maison témoin » sera rénovée lors d’un chantier ouvert au public au cours duquel les résidentEs viendront échanger et apporter leurs idées et leurs expériences. Sur une des friches de la cité, réserve foncière de la Ville au coeur de Claveau, sera construite la « base-vie », qui n’accueillera pas seulement les ouvrierEs mais aussi un espace de production et d’expérimentation, un atelier de chantier où tous les acteurs et actrices du projet pourront venir chercher des matériaux et construire eux-mêmes avec les étudiantEs et les compagnons travaillant sur le chantier. Une maquette du quartier et des maisons serviront d’outils de communication avec les habitantEs et les protagonistes du chantier.
Des architectes un peu sociologues : les « fiches maison »
Concentré sur dix maisons, le diagnostic de l’étude préalable permet d’établir, entre le bailleur et les architectes, le prix moyen de la réhabilitation d’un logement, 40 000 euros TTC, comprenant l’accompagnement, les travaux systématiques et les embellissements. Surtout, l’étude préalable redessine et enrichit la commande initiale en suggérant une stratégie de mise en oeuvre. Nicole Concordet propose, en effet, de mutualiser trois missions ordinairement distinctes : l’assistance à maîtrise d’ouvrage, la maîtrise d’œuvre et l’Ordonnancement – Pilotage – Coordination (OPC).
L’appel d’offre pour la réhabilitation des logements sociaux de la cité-jardin lancé par Aquitanis en 2015 insiste donc sur la « valeur pédagogique, expérimentale et économique » du projet de réhabilitation et vise, comme l’explique Géraldine Bensacq, « à faire école. Les missions d’assistance à la maîtrise d’ouvrage, de maîtrise d’œuvre et d’OPC sont réunies notamment pour accompagner le projet et créer au niveau local un réseau d’acteurs et d’actrices, de partenaires, d’associations, d’étudiantEs, etc. C’était une mission atypique suscitée par le caractère expérimental du projet ». L’appel d’offre est ainsi ouvert aux équipes de maîtrise d’oeuvre comptant dans leurs rangs ces trois missions (un architecte mandataire et d’éventuels co-traitants) mais surtout à celles disposant de « références récentes dans la réhabilitation participative en logement occupé ». Claire Lacaze, responsable d’opérations chez Aquitanis qui a suivi tout le chantier de Claveau, abonde : « La mutualisation des trois missions au sein d’un marché unique appelé « équipe maîtrise d’oeuvre » était un risque, c’était mettre tous nos œufs dans le même panier. Mais elle n’a eu que des avantages : une présence quotidienne sur place dès le moment des études et un lien fort créé entre les équipes et les habitants. C’est grâce à la mutualisation que nous avons réussi ce chantier. Si nous avions séquencé les missions, cela n’aurait pas été viable, elles étaient trop intriquées entre elles ».
L’appel d’offre promeut le projet de « réhabiliter ensemble », c’est-à-dire avec les résidentEs. Il reconnaît que, à la faveur des extensions ajoutées au fil des années, « nombre d’entre eux ont une expérience, voire une expertise de l’espace qu’il est primordial de recueillir afin de faire évoluer le logement, de comprendre et de répondre au mieux à l’émergence de besoins et de changements des modes de vie ». Le principe des fiches maison est ainsi entériné. De même que l’idée d’un chantier ouvert à une pluralité « d’acteurs de terrain, tant sur la conception que sur la réalisation ». Le tout sans craindre d’emprunter des « voies alternatives ». Les trois axes de la mission correspondent aux trois phases du projet, tuilées dans le temps : la concertation, l’intégration et la prise en compte des habitantEs et de l’existant (le recensement des fiches maisons) ; la sécurité, le développement durable et la maîtrise des charges (les travaux systématiques) ; le confort et la qualité d’usages (les travaux d’embellissement à l’intérieur des maisons et dans les équipements). L’agence de Nicole Concordet remporte l’appel d’offre et étend progressivement son recueil des « fiches maisons » à l’ensemble des logements du projet.
Les architectes en permanence de l’agence, Louise Cortella, formée aux Beaux-Arts, et Pierre-Yves Guyot, également charpentier, se déplacent – dans chaque maison et dans leur position : non plus seulement expertEs en construction mais, de leur aveu même, un peu sociologues, un peu psychologues. « Eh bien, il ne manquerait plus que ça que vous ne soyez pas des sociologues ! se serait exclamé Jean Prouvé face à de jeunes architectes. C'est la base du métier d'architecte, un architecte doit être un ethnologue et un sociologue avant tout »5. Tous deux se « laissent surprendre par tout fait inattendu », comme le résume Nicole Concordet. Le temps passant, il et elle connaissent les noms de tous les habitantEs, « toutes leurs adresses et leurs problèmes de santé ». Les habitantEs aussi se transforment puisqu’ils sont reconnuEs par ceux-là même qu’ils imaginent être sachantEs comme les premierEs expertEs, les véritables connaisseurs de leur maison. Les voilà eux aussi qualifiéEs, réhabilitéEs dans leur liberté de choix.
Mais ce récit serait quelque peu enjolivé si l’on en retranchait les résistances qu’un tel projet a pu d’abord susciter. Les architectes ont parfois dû s’y reprendre à plusieurs reprises avant que certainEs locataires ne décrochent, quand d’autres ne leur ont pas directement raccroché au nez. « Ceux qui nous raccrochaient au nez, c’est parfois parce qu’ils n’attendaient que ça, qu’on vienne les voir », répond Louise Cortella. De fait, s’il était courant aux résidentEs de Claveau d’échanger leurs désirs de transformation entre eux, ceux-ci deviennent plus délicats à exprimer face aux architectes précisément chargéEs de les réaliser. « Nous n’étions pas assistants sociaux, précise Louise Cortella. Nous avons quand même été confrontés à des situations humainement difficiles – des personnes malades, certaines recluses avec le syndrome de Diogène, d’autres sous tutelle… L’ancienne directrice du centre d’animation sociale nous a beaucoup aidé au début puisqu’elle était mieux formée que nous sur ces questions. Avec Antoine Tison, architecte-jardinier au sein de l’agence, qui a aussi été permanent sur le chantier, nous sortions tous les trois de l’école. Alors nous avions le discours un peu simple et exalté de dire qu’en améliorant le cadre de vie des habitants, leur maison, cela les aiderait socialement. Nous nous sommes rendus compte au fur et à mesure que cela ne suffirait pas et que c’était plus complexe ».
Les équipes d’Aquitanis elles aussi se déplacent dans leur position. Nicole Concordet raconte ainsi avoir mis en place « des réunions techniques avec le maître d’ouvrage pour évoquer chaque habitant et faire une mise à niveau des situations ». Géraldine Bensacq se souvient des 20 entretiens nécessaires avec une habitante pour la convaincre de faire les travaux chez elle. « Ces entretiens permettaient de détricoter des situations sociales parfois compliquées. Sur un projet de réhabilitation classique, environ 15% des locataires nécessitent l’envoi de lettres recommandées, voire d’huissier. À Claveau, la méthode du temps long, de la permanence architecturale n’aura déclenché aucune procédure. Tous les travaux systématiques ont été réalisés ».
L’équité, plutôt que l’égalité : le bailleur social change de position
La première idée était de découper la cité Claveau en trois secteurs géographiques de chantier. « Mais en avançant dans notre étude, raconte Nicole Concordet, et à travers nos rencontres avec les habitants, nous nous rendons compte que ce découpage est trop théorique et déconnecté de leur vécu. Nous ne pouvons pas dire à un locataire vivant rue Brunet, dans le troisième secteur, que ses fenêtres seront changées dans quatre ans ! Nous proposons donc que les appels d’offre concernant les travaux systématiques que nous avons déjà identifiés soient lancés dès l’automne pour toutes les maisons». Ce sera fait, alors même qu’un tiers des fiches maisons reste à écrire.
« Le dossier de consultation des entreprises a été un morceau énorme », reconnaît Nicole Concordet. En effet, comment faire de la dentelle à la chaîne ? Un marché à bons de commande6, qui permet des achats au fur et à mesure des besoins, aurait sans doute été plus adéquat pour accompagner un chantier incrémental comme celui de Claveau mais naviguer petit à petit selon les besoins aurait rendu l’enveloppe contrainte du projet plus difficile à tenir. « Le jeu était d’arriver à rentrer dans cette enveloppe ». Il a donc été décidé d’engager un marché forfaitaire7, moins onéreux mais également plus risqué lorsque la quantité de chaque prestation n’est pas précisément connue. « Au moment du marché, fin 2016, nous n’avions visité que 140 maisons, raconte Louise Cortella. Nous ne savions pas, par exemple, le nombre exact de fenêtres à changer pour l’ensemble des maisons de Claveau. Nous avons donc extrapolé en proportion et fait de la pédagogie auprès des entreprises. Nous leur commandions tant de fenêtres mais il y en aurait peut-être une ou deux en plus ou en moins. Toutes les entreprises ont accepté de jouer le jeu ».
Nicole Concordet raconte sa conversation avec l’électricien. « Il nous explique que, sur ce genre de chantier de logements sociaux ou de grands ensembles, ses employés partent le matin avec trois ou quatre kits, le même pour chaque maison. Si le kit change d’une maison à l’autre, il perd sa rentabilité. Je lui ai démontré qu’il ne perdrait pas d’argent avec notre manière de faire, au contraire. Avec le même kit pour chaque maison, il aurait fait des choses inutiles. Certaines maisons nécessitent moins d’interventions. Mais ce qui est inutile dans une maison pourra être utilisé ailleurs. Il allait donc aussi gagner du temps. Tout l’enjeu du projet a consisté à transmettre ce degré de complexité sans pour autant donner l’impression que c’était compliqué ». Et de reconnaître que « la dimension économique du projet, une enveloppe globale calculée à partir du terrain, a été très importante car c’est grâce à elle que nous avons trouvé un peu de liberté ». À partir du moment où cette méthode incrémentale convainc le bailleur que l’enveloppe globale ne sera pas dépassée, une certaine liberté s’installe sur le chantier. « Nous avons pu faire une économie en temps réel. C’est pour cela que je décris Claveau comme un projet d’économie incrémentale. Nous avons bricolé dans tous les sens à partir d’immenses tableaux de suivi ». Claire Lacaze, d’Aquitanis, ne dit pas autre chose quand elle admet qu’avec Claveau, « on ne rentre pas dans les cases. Finalement, les diagnostics étaient tellement précis que les extrapolations ont fonctionné avec très peu d’avenants. Nous avons pu mettre l’argent là où il y en avait vraiment besoin dans chaque maison et c’est ce qui a permis de ne pas dépasser le budget ».
En somme, si le prix moyen de la réhabilitation d’une maison, incluant les travaux systématiques et les embellissements, avait été anticipé à hauteur de 40 000 euros TTC, celles, bien entretenues et ne nécessitant pas d’aménagements supplémentaires, ont été réhabilitées pour 15 à 20 000 euros quand d’autres, encore brutes ou requérant des travaux importants, ont pu s’établir à 60, voire 80 000 euros. Tel est le principe d’équité, plutôt que d’égalité, affiné au fur et à mesure du projet. « Cela rejoint l’idée d’économie incrémentale », précise Nicole Concorde, qui prend l’exemple du chauffage. « Nous avons adapté le projet au cas par cas. En avançant, si une maison disposait déjà d’un chauffage électrique, nous ne l’avons pas déposé pour un chauffage au gaz. Et là où il y avait déjà un chauffage aux normes, nous avons simplement mis des robinets thermostatiques sur les radiateurs. Cela n’a pas entraîné une gestion particulière pour le bailleur car les maisons en bande sont uniquement reliées entre elles pour l’alimentation électrique. Les autres fluides, eau et gaz, arrivent de l’espace public ».
L’autre avancée dans la conception du projet est cette troisième « phase », après le diagnostic et les travaux systématiques d’urgence, relative aux embellissements. « Nous avons réussi à amener dans le projet un volet social très important avec les Compagnons Bâtisseurs, raconte Nicole Concordet. Le bailleur social n’a pas d’obligation de faire les aménagements intérieurs sur les murs et les embellissements. Mais nous avons réussi à lui démontrer que cet investissement serait positif afin d’aller vers l’autonomie des habitants qu’il souhaitait. Sur un marché de neuf millions d’euros, nous avons obtenu un million et demi pour ce lot ».
Claire Lacaze le reconnaît : pareil chantier a obligé son équipe à « faire bouger beaucoup de lignes au sein d’Aquitanis. Toutes les directions ont été concernées par Claveau. Le service des marchés, d’abord. En effet, pour lancer un marché, nous devons définir des besoins précis, qui ne peuvent pas ensuite être modifiés au-delà d’une certaine mesure. Or, là, les diagnostics n’étaient pas achevés, ce qui rendait le calcul des prestations en métrage ou en quantité difficile. Il a donc fallu faire preuve de beaucoup de pédagogie en interne pour expliquer le projet et ses incertitudes. Le service des ressources humaines a été impacté car ce fut un chantier chronophage. Le service financier aussi, puisqu’avec 14 permis de construire, le chantier représentait une certaine complexité en matière d’assurances. Et même le service informatique, puisque le logiciel de gestion habituel dont nous disposions ne permettait pas de faire rentrer Claveau dans les cases… ». Géraldine Bensacq reconnaît que « Claveau a nécessité de s’investir davantage que sur d’autres projets » et qu’il a fallu « mettre les bons acteurs au bon endroit », notamment pour le gestionnaire de clientèle, au profil administratif, et la gestionnaire de site, aux compétences plus techniques. Pour faire œuvre de pédagogie collective et transversale, un séminaire interne a même été organisé sur place. « On a appris en marchant », conclut Géraldine Bensacq, qui résume Claveau, dans les mêmes termes que Nicole Concordet, à « une aventure humaine presque davantage qu’une aventure technique ».
De l’intime au commun : le chantier commence
Une aventure humaine, certes. Mais une tension demeure : 245 « petits » chantiers permettent de répondre au mieux aux désirs singuliers de chaque foyer mais peuvent également faire perdre de vue la dynamique collective que les architectes souhaitent insuffler au projet. L’idée directrice du chantier était, en effet, de s’atteler en premier lieu aux travaux intérieurs, aux espaces intimes, et d’abord aux interventions d’urgence avant les opérations d’embellissement, pour se tourner, dans un second temps, vers les espaces extérieurs8. À chaque étape, la dialectique entre l’intime et le public, l’intérieur et le commun devra donc être réinterrogée et retraduite avec de nouveaux outils. Via les fiches maison, la première relation que les architectes tissent avec les locataires est d’abord interpersonnelle. « Et puis tout à coup, raconte Louise Cortella, quand on a commencé à leur présenter le projet global, il y avait 245 maisons. Chacun pensait qu’on faisait les travaux pour lui, pour elle, et, là, il ou elle se rendait compte qu’ils étaient 245 à réclamer peu ou prou les mêmes choses. Il leur a donc fallu dépasser le stade du "c’est pour moi" pour aller vers "c’est aussi pour tout le monde" ».
Dans chacune de ces maisons un quart moins grande que la surface standard d’un logement social actuel, il est un espace nouveau qui matérialise ce seuil entre le dedans et le dehors. C’en est même, cheminant dans la cité, l’aménagement extérieur le plus visible. Au milieu de la rénovation et des embellissements, Nicole Concordet a en effet tenu à construire un sas, un vestibule en bois sous le porche de chaque maison. Manière, pour les architectes, de laisser une trace dans un chantier qui, parce qu’il entrait dans l’intimité, fut à beaucoup d’habitantEs assez perturbant mais aussi de leur offrir un espace intermédiaire, pour ne pas entrer de suite dans le salon, que chacunE s’est ensuite approprié à sa façon.
D’autres outils ont permis une appropriation plus collective du projet. D’abord, en amont du chantier, trois maquettes du quartier. Chaque vendredi pendant cinq semaines, elles sont transportées au centre d’animation de Claveau où se tient une permanence avec les architectes. Les habitantEs viennent, nombreux et nombreuses, sortent de leur maison et se retrouvent ensemble. Le quatrième vendredi, certainEs habituéEs ont commencé à expliquer eux-mêmes le projet à d’autres résidentEs. « À ce moment-là, on s’est dit : c’est bon », s’enthousiasme Louise Cortella.
Puis, au début du chantier, à l’été 2017, une troupe de comédienNEs investit trois maisons prototypes de Claveau, sommairement meublées pour l’occasion. ChacunE des comédienNes9 a lu certaines fiches maison, s’est appropriéE les histoires du quartier et s’est mis dans la peau d’habitantEs racontant les travaux qui venaient de se dérouler chez eux et elles. Là encore, la traduction en mouvement du projet opère. « Trois jours plus tard, raconte Nicole Concordet, une femme m’appelle : « J’aimerais beaucoup retourner dans la maison pour voir quelque chose mais j’ai peur de déranger le couple qui est en train de s’installer ». Les gens voyaient vraiment ce que le chantier pouvait devenir tout en précisant que, chez eux, ce serait différent ».
Margaux Ribaud, jeune architecte dont la permanence à Claveau est la première expérience professionnelle, détaille également d’autres outils pour faire circuler l’information lors du chantier : « Les comptes rendus de chantier sont publics, publiés sur internet et diffusés dans le quartier, comme un journal. Ils permettent aux habitants, des personnes souvent âgées sans accès à internet, de se tenir au courant de ce qu’il se passe dans leur quartier. Des cartes postales sont aussi créées : une carte par mois, une lettre de l’alphabet, un mot de vocabulaire en rapport avec le chantier. Elles rendent l’information ludique et le chantier plus compréhensible »10.
Certes, il y eut des difficultés, « des moments durs et quelques conflits avec certains habitants », se souvient Louise Cortella. Mais la permanence architecturale, la présence quotidienne des architectes sur le terrain, incarnant le projet du début à la fin, échangeant sans intermédiaire avec les habitantEs a créé entre toutes et tous un climat de confiance et évité une dispersion des expériences.
Elena Glykos, habitante de Claveau depuis plus de vingt ans, résumera ainsi cette aventure : « Quand nos maisons n’étaient pas en bon état, on restait chez nous. Maintenant que c’est bien chez nous, on sort volontiers s’occuper du reste ». De fait, « ils ne sont pas tous sortis, concède Nicole Concordet, mais à partir du moment où des gens sont venus chez eux, que leur intimité a été partagée avec d’autres, les habitants se sont sentis davantage en sécurité pour aller vers les autres et sortir ».
Faire, faire avec, faire ensemble
Sortir, soit, mais pour aller où ? Pourquoi pas à la base-vie ? Au début du chantier, les habitantEs ont vu émerger, en plein milieu de la cité, un grand bâtiment en bois. La base-vie servirait aux ouvrierEs mais aussi à la transmission des savoirs techniques. Un des piliers du chantier se veut être, en effet, l’auto-construction, des habitantEs désireux de transmettre à d’autres leurs compétences ou d’être forméEs pour construire chez eux ou chez leurs voisinEs. Petit à petit, chacunE s’approprie l’espace, qui devient un lieu de fête, de bricolage et de réunion. CertainEs y viennent en famille, d’autres y dispensent des cours de français. « C’est un peu un espace commun », précise Louise Cortella, à l’image de cette salle des fêtes construite pendant la guerre, démolie dans les années 1990 et dont tant d’habitantEs sont nostalgiques. Tout le monde n’en a pas les clés mais il y a toujours quelqu’unE.
L’auto-construction, exceptionnelle pour des logements sociaux et pourtant au cœur du chantier des embellissements de Claveau, s’appuie sur cette singularité d’habitantEs qui, 60 ans durant, ont amélioré leur logement, ouvert leur cuisine, construit une extension. Au sein des lots du chantier, celui-ci fut, de l’aveu de Claire Lacaze, « le plus fluctuant car le plus difficile à estimer en amont » et certainement le plus audacieux à une telle échelle. « Normalement, un bailleur social ne fait pas ce genre de travaux, qui dépassent l’analyse purement technique. Or, à Claveau, l’enveloppe dévolue à ce lot [un million et demi d’euros] s’est révélée plus importante que celle du chauffage. Mais c’est ce qui a permis de construire plus rapidement ce lien avec les habitants ». L’appel d’offre de ce lot est un marché réservé aux sociétés d'insertion par l'activité économique (SIAE). Les Compagnons Bâtisseurs Nouvelle Aquitaine y répondent et sont ainsi chargés d’encadrer ce volet social et participatif du chantier, inédit à l’échelle d’un quartier. Le bailleur et les architectes écrivent ensemble la démarche. Chaque habitantE qui le souhaite pourra signer un contrat d’engagement pour recourir à l’un des trois dispositifs proposés. L’auto-finition, s’il ou elle est capable de faire lui-même, ou elle même, les travaux, dans sa propre maison ou dans d’autres maisons, et dont Aquitanis fournit les matériaux. L’auto-réhabilitation accompagnée, soit des embellissements participatifs avec les Compagnons Bâtisseurs, chez soi ou chez d’autres habitantEs. Ou bien l’auto-construction pour aménager une nouvelle extension à l’arrière de la maison.
Aquitanis met à disposition deux maisons vacantes pour que s'y installe le siège social de l’antenne régionale des Compagnons Bâtisseurs. Deux autres maisons sont louées aux Compagnons Bâtisseurs pour y loger leurs services civiques. Une sorte de permanence au sein de la permanence. « Qu’ils déménagent leur siège de Bègles à Claveau signait un véritable engagement. Cela a ramené de l’activité sur le terrain, raconte Nicole Concordet. Il n’y a aucun commerce à Claveau mais il y a désormais au moins une association. Les compagnons venaient de tous les pays, d’Allemagne, du Portugal, d’Algérie, d’Italie, chacun avec leur histoire et leurs savoirs. Cela a parfois créé des frottements, des conflits avec la culture différente des habitants de Claveau mais les échanges et les transmissions ont été très féconds ». Grâce à ce chantier conséquent, les Compagnons Bâtisseurs sont eux-mêmes montés en compétence. « C’est devenu l’agence la plus importante de France. Claveau leur a rendu service puisqu’ils n’avaient jamais eu un tel budget et, en retour, ils ont pu démontrer qu’ils étaient capables de s’insérer dans des dispositifs de marchés publics ». Neuf mois durant, le chantier s’organise, tous les repas sont pris ensemble. Cela permet de faire, de faire avec et de faire ensemble. Un animateur ou une animatrice technique accompagne l’habitantE dans ses travaux de réhabilitation. Ces petits chantiers se fédèrent entre eux. « La semaine prochaine, on pose la toile de verre chez Elena, qui veut s’y former ? », lance un compagnon aux habitantEs. Une boutique solidaire, expérimentale et éphémère, est même installée dans la base-vie où sont mis à disposition des matériaux pour le second œuvre à moindre coût. Claveau offre un terrain idéal aux jeunes compagnons pour apprendre. Mais comment reconnaître ensuite les compétences acquises par les habitantEs ? « Nous voulions faire monter les habitants en compétence, les accompagner, raconte Nicole Concordet. Nous avons pu mettre en place ce dispositif avec les Compagnons Bâtisseurs et des chantiers participatifs mais malheureusement pas d’outils pour rendre le dispositif réplicable, pas de formation clé en main pour s’autogérer ni de reconnaissance des acquis, via un diplôme par exemple ».
Néanmoins, grâce à une subvention du Département et de la Région, Romain Suzan, architecte charpentier a pu encadrer une formation professionnelle pour les jeunes du quartier. Quant aux chantiers participatifs, ils ont permis de construire plusieurs équipements communs au cœur de la cité Claveau : des abribus, un pigeonnier, une scène pour accueillir des concerts. Et une roseraie. « En discutant avec les habitants, se souvient Nicole Concordet, les roses sont souvent revenues dans la conversation. On avait l’impression que Claveau était un lieu de spécialistes de roses. Beaucoup d’habitants vont bouturer chez leurs voisins et chacun a son avis sur comment les tailler et les entretenir ». Dès lors, à l’été 2019, un chantier participatif d’une semaine est organisée avec une dizaine d’étudiantEs de l’école d’architecture et de paysage La Cambre-Horta de Bruxelles pour bâtir une roseraie en remployant notamment les anciennes fenêtres des maisons de Claveau désormais rénovées. Le chantier avec les habitantEs devient, pour ces étudiantEs, une école d’architecture et de paysage alternative. « Nous avons souvent l’habitude de faire de la conception de projets et des maquettes mais ce n’est pas la même chose de construire en taille réelle et d’utiliser des machines pour couper du bois. Être nous-mêmes bâtisseurs fait acquérir de nouvelles compétences », se réjouit Roxane, rejointe par sa camarade Léa, heureuse de ne plus avoir ici « de barrière entre architectes, étudiants en apprentissage et habitants ».
Dès lors, comme l’écrit Margaux Ribaud, « le chantier n’est plus un monde hostile mais un monde ouvert dans lequel il est possible d’agir. Outre les travaux réalisés, il devient un lieu de fête, de rencontre, de partage, d’apprentissage. Pourquoi faire la fête sur le chantier ? Dans un premier temps, à l’image du repas de chantier organisé régulièrement à Claveau, les événements festifs sont l’occasion pour chaque habitant qui le souhaite, de s’impliquer dans l’organisation. Il donne de son temps et de son énergie au service de la vie de son quartier, pour la préparation du repas, de la décoration, des invitations, etc »11.
Ces moments partagés construisent moins la décision que la relation. « Je ne crois pas à un moment de décision commune mais à des moments de vraie discussion, précise Nicole Concordet. La co-construction, le participatif ne se décrètent pas, ne se programment pas. Je mets donc en place des dispositifs où cela peut se faire simplement, et d’abord par un repas où chacun cuisine et où on discute autour de la table. Des dispositifs où chacun peut intervenir selon ses propres moyens ».
« Au départ, nous avons été un peu déstabilisées, confie Claire Lacaze, mais la mayonnaise a pris parce que tout le monde s’est impliqué : habitants, entreprises, bailleur. Ne serait-ce que d’offrir un café en début de réunion créé un lien différent de celui habituel où chacun reste dans son rôle. Au final, le chantier a été mené à bien : les maisons ont atteint leurs objectifs thermiques, les liens éteints ont été redynamisés dans le quartier et les objectifs de coûts ont été très bien respectés ».
Mais comment terminer chantier pareil ? Un projet comme Claveau se conclut-il tout à fait ? Un équipement supposément éphémère et construit pour l’occasion, la base-vie, qui aurait dû être démolie, est toujours ouverte. Elle répond au besoin de lien au sein du quartier. À tel point qu’Isabel De Jesus-Genet, cheffe de projets aménagement urbain chez Aquitanis, reconnaît qu’elle est « presque devenue un équipement de quartier ». Mais un équipement juridiquement précaire, bien que personne ne veuille la voir détruite. Le foncier sur lequel elle est implantée appartient à la Ville de Bordeaux, mis à disposition d’Aquitanis via une convention d’occupation précaire, et le bâtiment à Aquitanis. Elle est aujourd’hui partiellement occupée par les Compagnons Bâtisseurs mais se trouve en zone inondable. Tout ceci grippe quelque peu la situation. « Nous avons mal anticipé le fait qu’elle reste ».
Les maisons de Claveau réhabilitées, c’est un autre projet urbain qui se poursuit. Selon Aquitanis, il s’agit de « valoriser les espaces publics, d’augmenter les espaces de nature dans une gestion écologique des sols et d’articuler le quartier aux axes structurants et au grand paysage ». Le chantier de Claveau, dans sa compréhension fine des caractéristiques d’une cité-jardin, un quartier poreux, des habitations à double accès maillées de venelles et de cœurs d’îlot, a mis en lumière ces espaces extérieurs comme un appel à les investir davantage. Un autre chantier s’est ainsi ouvert, raconte Isabel De Jesus-Genet, encadré par l’agence GRAU, Susanne Eliasson, Marion Garandeau et le paysagiste Paul Trouillot, qui conseillent la maîtrise d’œuvre, assurée en régie par les services de la métropole. Diagnostic paysager via une fiche maison, ateliers avec les habitants, la méthode initiée pour le chantier architectural se réplique pour le projet urbain aux fins, notamment, de proposer des extensions dans les jardins pour récupérer des surfaces non entretenues. Une manière de permanence paysagère sise, elle aussi, dans une (autre) maison commune.
Claveau inspire également d’autres projets urbains pilotés par Aquitanis, comme à Beutre, où avec l’architecte Christophe Hutin, tout un quartier d’une centaine de logements sociaux individuels des années 1960 est réhabilité avec leurs habitantEs12. « Claveau reste encore pour nous un laboratoire sur de nombreux sujets », reconnaît Géraldine Bensacq.
Quant aux habitantEs de Claveau, s’il est difficile de mesurer ce que ce projet a réellement changé pour elles et eux, Nicole Concordet raconte avoirfait le tour des maisons à la fin du chantier et vu des habitantEs plutôt satisfaitEs, vivant dans un meilleur environnement. Mais le mot de la fin pourrait revenir à Elena Glykos, artiste et habitante de Claveau : « Quand on est artiste, on a tendance à être isolée dans son coin, à créer et à exposer. Avec cette aventure, mon art est sorti de chez moi et j’ai maintenant envie qu’il soit participatif ».
L’agence Nicole Concordet est missionnée pour effectuer une étude préalable à l’appel d’offre à partir d’une dizaine de foyers de Claveau. Elle peut ainsi observer finement la variété des solutions constructives apportées par les habitantEs aux espaces communs, à leur jardin, leur façade et leur intérieur. À partir du diagnostic des dix maisons, choisies comme un échantillon représentatif, il est possible d’extrapoler une première tranche de travaux systématiques pour tous les logements du projet. Une seconde tranche de travaux d’embellissement, plus inédite pour un bailleur social est également proposée.
Les trois axes de la mission correspondent aux trois phases du projet, tuilées dans le temps : la concertation, l’intégration et la prise en compte des habitantEs et de l’existant (le recensement des fiches maisons) ; la sécurité, le développement durable et la maîtrise des charges (les travaux systématiques) ; le confort et la qualité d’usages (les travaux d’embellissement à l’intérieur des maisons et dans les équipements). L’agence de Nicole Concordet remporte l’appel d’offre et étend progressivement son recueil des « fiches maisons » à l’ensemble des logements du projet.
L’appel d’offre pour la réhabilitation des logements sociaux de la cité-jardin lancé par Aquitanis en 2015 insiste donc sur la « valeur pédagogique, expérimentale et économique » du projet de réhabilitation et vise, comme l’explique Géraldine Bensacq, « à faire école. Les missions d’assistance à la maîtrise d’ouvrage, de maîtrise d’œuvre et d’OPC sont réunies notamment pour accompagner le projet et créer au niveau local un réseau d’acteurs et d’actrices, de partenaires, d’associations, d’étudiants, etc.
Comment faire de la dentelle à la chaîne ? Un marché à bons de commande, qui permet des achats au fur et à mesure des besoins, aurait sans doute été plus adéquat pour accompagner un chantier incrémental comme celui de Claveau mais naviguer petit à petit selon les besoins aurait rendu l’enveloppe contrainte du projet plus difficile à tenir. Il a donc été décidé d’engager un marché forfaitaire, moins onéreux mais également plus risqué lorsque la quantité de chaque prestation n’est pas précisément connue.
L’auto-construction, exceptionnelle pour des logements sociaux et pourtant au cœur du chantier des embellissements de Claveau, s’appuie sur cette singularité d’habitantEs qui, 60 ans durant, ont amélioré leur logement, ouvert leur cuisine, construit une extension. Au sein des lots du chantier, celui consacré à l’auto-construction fut le plus difficile et le plus audacieux à mettre en place. L’appel d’offre de ce lot est un marché réservé aux entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS). Les Compagnons Bâtisseurs Nouvelle Aquitaine y répondent et sont ainsi chargés d’encadrer ce volet social et participatif du chantier, inédit à l’échelle d’un quartier.
Nicole Concordet et ses collègues rencontrent chacun des foyers de Claveau avec lesquels elles dressent une fiche pour chacune des maisons, dessinant le plan actuel à partir du plan standard d’origine, dialoguant avec chaque résidentE sur les transformations qu’il ou elle a produites par le passé, les embellissements dont il ou elle aurait le désir et sur ses éventuelles capacités à les réaliser.
Manuel de connaissances rédigé lors du chantier de Claveau pour accompagner les habitantEs auto-constructeurs dans la rénovation de leur logement.
Carnet de formation permettant aux participantEs (formateur, formatrice, bénévoles, volontaires) de suivre les étapes du chantier d’auto-construction chez l’habitantE.
- RIBAUD Margaux, Réflexions sur une architecture conviviale, Mémoire HMONP, ENSAPL – Université de Lille, 2022
- PROST Quentin, 1000&1 gestes en chantier ou les métiers de l’architecte, mémoire de HMONP, architecte de l’agence Nicole Concordet sur le chantier de Claveau, 2019
- DESAGNAT Olivier, Les nouveaux visages de la cité Claveau, 2020, (film)
- CROIZIER Yvon, La famille à Bacalan, documentaire radiophonique diffusé sur France Culture dans la série « La vie ordinaire dans nos cités » de LSD, la série documentaire, 21 septembre 2021
- Citée dans le film d’Olivier Desagnat, Les nouveaux visages de la cité Claveau, 2020.
- Cité, comme Khadija plus loin, dans le documentaire radiophonique d’Yvon Croizier, La famille à Bacalan, diffusé sur France Culture dans la série « La vie ordinaire dans nos cités » de LSD, la série documentaire le 21 septembre 2021.
- L’ASL est une association permettant de regrouper des propriétaires fonciers pour gérer les espaces communs, les dépenses engagées et le respect du cahier des charges de la copropriété. Elle représente les colotis devant la loi. Selon l’ordonnance du 1er juillet 2004 qui les régit, les ASL peuvent également se voir confier des missions plus larges, telle la construction, l’entretien et la gestion d’ouvrages, la réalisation de travaux de mise en valeur ou des actes d’intérêt commun pour prévenir les risques, préserver ou aménager les ressources naturelles sur la parcelle.
- Seules les maisons individuelles construites entre 1952 et 1959 sont concernées. Les 80 logements répartis dans quatre immeubles de cinq étages construits en 1953 ne figurent pas dans ce projet.
- Quentin PROST, 1000&1 gestes en chantier ou les métiers de l’architecte, mémoire de HMONP, architecte de l’agence Nicole Concordet sur le chantier de Claveau, 2019, cité p.14
- Définis à l’article 77 du code des marchés publics, les marchés à bons de commande sont conclus avec un ou plusieurs opérateurs économiques et exécutés au fur et à mesure de la survenance du besoin par l’émission de bons de commande.
- Le marché forfaitaire fixe dès le départ le montant total des prestations, quelque soit les quantités livrées ou exécutées. Il est recommandé pour les prestations dont les quantités peuvent être définies avec précision.
- Soit la logique inverse du chantier de Boulogne-sur-Mer qui, pour apprivoiser les habitants, investit d’abord le jardinage dans un espace extérieur avant d’entamer la réhabilitation des maisons individuelles.
- Le couple était joué par Hélène Godet et William Petipas, le vieux monsieur solitaire par Marc Depond et la veuve par Alexia Duc.
- Margaux RIBAUD, Réflexions sur une architecture conviviale, Mémoire HMONP, ENSAPL – Université de Lille, 2022, p.40.
- Margaux RIBAUD, op. cit., p.45.
- Un grand chapiteau a été monté au coeur du quartier pour que les habitantEs puissent se rassembler. Trois mois durant, y seront organisées des actions artistiques collectives et un premier recueil de témoignages.