Manière de faire  ↓

Faire école depuis les lieux

Ce que nous apprend le diplôme universitaire Espaces Communs

Elsa Buet et Arnaud Idelon, Novembre 2023

Objet d’étude et de transmission du DU Espaces Communs, dirigé par Elsa Buet et Arnaud Idelon, les tiers-lieux animent des communautés apprenantes au quotidien et deviennent des écoles sur le territoire. Organisés autour des principes de réciprocité, de mutualisation, d’expérimentation et de contribution, ils permettent une acculturation collective par le faire, une absence de hiérarchie, une mise en circulation des expériences et expertises de chacunE, articulant éducation formelle et apprentissages informels.

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Visite apprenante du Talus en session immersive © Yes We Camp

L'essor des Espaces Communs, parmi d’autres initiatives hybrides et ascendantes de fabrique alternative des territoires, est l’un des signaux d’une société en mutation profonde adressant des défis nouveaux - inégalités sociales, crise écologique, crise politique - qui engagent une refonte des modes de pensée comme des modes d’intervention dans une perspective holistique. Dans cette société en mouvement, les lieux comme les territoires évoluent, s’hybrident et se complexifient et appellent de la part des travailleurs et travailleuses qui les animent des compétences nouvelles, transdisciplinaires, à même de répondre aux réalités territoriales tant dans le champ privé que celui de l’action publique. 

Face aux défis du présent, la somme des expertises professionnelles et le travail en silo ne seront pas une réponse à la hauteur d’enjeux systémiques. D’où la nécessité de l’hybridation des métiers et compétences, de génération de langages communs (imaginaires, représentations, préjugés, points de repères, rythmes, postures, focales et intérêts…) au-delà des référentiels corporatistes, pour ouvrir à des « constellations de compétences »1, générer un climat de confiance propice à la coopération entre acteurs et actrices et déjouer les postures professionnelles pour servir des projets communs. 

Pour tendre vers ce paradigme de l’hybridation des compétences, il faut - dans les écoles d’architecture, d’urbanisme, de design, de sciences politiques… - interroger la formation, les contenus enseignés comme les dispositifs pédagogiques, et le delta entre défis actuels, corpus d’enseignement et aspirations des étudiantEs, le delta - encore - entre savoir et faire. Il faut savoir inventer des formations déjouant la verticalité sachant/non-sachant dans l’accès au savoir, hybridant les disciplines2, rapprochant la recherche du terrain (vers des formes de recherche située, de recherche-action ou de recherche-création) et plaçant le Faire et l’expérimentation au cœur de l’apprentissage3

En creux des écoles et universités se dessinent d’autres géographies d’un apprentissage continu, au contact du terrain, nourri par ses pairs. Parmi eux et elles, les tiers-lieux4 sont autant de situations d’apprentissage en continu par le Faire et le pair-à-pair. Comme les Maisons des Jeunes et de la Culture en leur temps, on apprend et reconfigure chaque jour ses savoirs et savoir-faire en tiers-lieux, on apprend au frottement du collectif dans la gestion d’une ressource commune, de sorte que toute trajectoire de travailleurs et travailleuses en tiers-lieux hybride apprentissage, compagnonnage, recherche et résidence, en ces lieux du Faire et du pair-à-pair. 

Ne serait-ce pas alors contre-intuitif d’imaginer à l’université une formation destinée à former des professionnelLEs dans la conception, la gestion et l’animation de tiers-lieux alors même que ces lieux sont des espaces-temps d’apprentissage ? Comment ne pas recréer des silos, enrayer la dynamique expérimentale, reverticaliser le rapport au savoir ? Comment, en somme, inventer un cadre pédagogique qui pourrait répondre aux constats pré-cités, aux besoins émergents en formation, en miroir des modes de transmission à l'œuvre en ces lieux ?

C’est la trajectoire du Diplôme Universitaire (DU) Espaces Communs, parmi d’autres formations existantes ou émergentes, qui servira de fil rouge à cette enquête autour de l’innovation pédagogique dans les métiers de la fabrique de la ville et des territoires. Ou l’histoire de ce jeu d’aller/retour continu entre la recherche et l'expérimentation d’un dispositif pédagogique en phase avec les enjeux susmentionnés, entre les référentiels existants de l’Université Gustave Eiffel et les géographies alternatives que nous dessinons ensemble, contribuant à infuser d’autres schèmes de pensée au sein de l’Université, de ses formations et dispositifs de recherche. 

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Le tiers-lieu paysan de la Martinière © Studio Bainem

Le DU Espaces Communs, c'est quoi ?

Le DU Espaces Communs forme chaque année, sur l’ensemble du territoire français et au gré de quelques excursions chez ses voisinEs belges ou suisses, une soixantaine de professionnelLEs à la création, la gestion et la mise en oeuvre d’espaces communs, de tiers-lieux ou de lieux hybrides avec - et son titre est là pour l’indiquer, en creux des formations existantes sur les tiers-lieux - une double focale sur la dimension spatiale, urbanistique et architecturale de ces lieux d’une part, sur les pratiques du communs à l’oeuvre autour d’un lieu conçu comme une ressource partagée par une communauté d’usage de l’autre. Il repose sur un dispositif pédagogique expérimental, co-construit avec le collectif apprenant et ses partenaires, et nomade, rythmé par des immersions de lieux en lieux. Retour sur quatre années d’expérimentation.

Un collectif apprenant partie prenante du dispositif pédagogique 

Poursuivant l’objectif premier d’inter-connaissance d’acteurs et actrices diversES de la fabrique de la ville et au regard de la pluralité des points de vue rassemblés dans le cercle éditorial, le recrutement des étudiantEs se fait selon un principe d’équilibre entre trois types de candidatEs : 1) des membres d’équipes de lieux désireux et désireuses de monter en polyvalence, 2) des porteurs et porteuses de projets désireux et désireuses de monter en compétence et enfin 3) des parties prenantes (aménageurs, promoteurs, bureaux d’étude, architectes, urbanistes…) en contact avec les espaces communs et en recherche de clés de lecture pour accompagner ces initiatives. L’équilibre entre ces trois profils constitue l’ADN du « collectif apprenant » et devient le premier levier pédagogique de la formation qui se positionne comme un espace-temps de mise en circulation des savoirs, savoir-faire, expériences et expertises de ces différentEs étudiantEs qui ne composent pas une promotion annuelle, mais se réunit en géométrie variable (par groupe de 20 à 30) à chacune des sessions organisées par la formation selon une logique de parcours individualisée pour chacunE des étudiantEs (telle personne plus intéressée par les tiers-lieux en ruralité, telle personne désireuse de se former en priorité sur les enjeux de normes et réglementation) dans un cadre temporel de 140 heures de formation. Chaque étudiantE est placé en autonomie dans la construction de son parcours et misE en responsabilité dans ses apprentissages à partir des situations créées par l’équipe pédagogique. 

Un apprentissage situé, immersif et pratique 

Car le DU Espaces Communs fait le pari d’un apprentissage situé, immersif et fondé sur le Faire - en creux de formations existantes - et positionne au coeur du dispositif pédagogique des sessions immersives de trois jours au sein d’espaces communs (tels que l’Hôtel Pasteur, Coco Velten, le Tri Postal, le 6b, Mains d’Oeuvres, la Gare de l’Utopie, les Ateliers Jean Moulin, les Grands Voisins, la ferme de la Mhotte, l’Hermitage…) à la rencontre de ses équipes, ses partenaires, ses usagerEs etc, découvrant ces lieux et leurs problématiques à partir du terrain. En creux de ces sessions immersives de trois jours (le parcours d’unE étudiantE comprend trois sessions immersives), le dispositif pédagogique s’augmente de “sessions focus”, portant la focale deux jours durant sur des compétences transverses aux espaces communs, soit un catalogue de sessions allant des normes et réglementations à la programmation, en passant par les modèles économiques, la gouvernance, la cartographie des acteurs et actrices de la fabrique de la ville ou encore le design d’espace ou la généalogie des espaces communs. 

Les sessions immersives, cœur du dispositif pédagogique

Chaque session immersive est co-construite par l’équipe pédagogique, un ou deux étudiantEs volontaire et le lieu d’accueil. L’équipe constituée isole des axes de découverte et d’approfondissement des lieux d’immersion, réalise le casting des intervenantEs mobiliséEs, d’autres lieux du territoire à visiter, des chantiers participatifs permettant de faire avec le lieu et du prototypage permettant de tirer profit du regard extérieur du collectif apprenant et de la diversité de ses membres pour réfléchir à des enjeux brûlants du lieu d’accueil. Chaque session est construite autour de quatre briques : 1) une première demi-journée de découverte du lieu d’accueil (présentation de l’histoire du lieu par ses équipes, visite non guidée du lieu et du territoire), 2) une seconde demi-journée d’approfondissement par petits groupes, autour des axes construits avec le lieu, 3) une troisième demi-journée dédiée à la découverte d’autres lieux sur le territoire complémentaires aux lieux d’accueil permettant à la fois une meilleure compréhension du territoire et une base de comparaison, 4) une quatrième demi-journée de montée en généralité mobilisant des expertEs et universitaires en écho aux enjeux du lieu, 5) une dernière demi-journée dédiée au travail collectif d’équipes mixtes (collectif apprenant et équipes du lieu) sur des problématiques du lieu d’accueil. Ces différentes briques composent un fil rouge pédagogique qui est librement remodelé par l’équipe de préparation de la session, ajustant les formats et modules en fonction des modes de faire du lieu et, selon une logique itérative, des retours des étudiantEs sur les sessions précédentes. Les sessions immersives alternent entre des phases de plénière et des approfondissements en petits groupes qui se mettent en position de restituer au reste du collectif apprenant leurs découvertes et apprentissages dans une logique de pédagogie active. La dernière demi-journée de chaque session est dédiée à un débriefing de la session et à une co-construction du dispositif pédagogique par le collectif apprenant : quels formats à faire évoluer, quelle rythmique à adapter, comment améliorer la dynamique collective, quels lieux à investiguer sur les prochaines sessions etc.

La production de communs de la connaissance

Outre les trois sessions immersives et les trois sessions focus composant le parcours d’unE étudiantE, celui-ci se complète de 20 heures de travail personnel dédié à la génération de savoirs et de ressources pour les différentes générations du collectif apprenant et, au-delà, la communauté plus large des espaces communs et autres tiers-lieux. Ainsi, chaque étudiantE doit réaliser une production éditoriale : une fiche d’identité de lieux en partenariat avec la plateforme Arteplan (initiée par le POLAU, membre du cercle éditorial du Diplôme) ou un interview audio de 20 minutes d’une personne inspirante non rencontrée dans le parcours mais venant compléter les apprentissages de l’étudiantE sur une thématique. L’essentiel du travail personnel de l’étudiantE se compose ensuite de la documentation d’une expérimentation menée sur un terrain personnel ou professionnel, devant répondre à deux critères : faire atterrir les apprentissages de la formation sur un terrain concret, et tendre à une documentation en capacité de composer une production mobilisable par d’autres acteurs et actrices et renforçant la connaissance autour des espaces communs. Une grande diversité de travaux est ainsi réalisée : du mémoire critique à journal de bord, en passant par la documentation de session ou la conception de livre-blanc. Ces travaux, réalisés en licence Creative Commons, sont hébergés et éditorialisés sur un site internet permettant la diffusion de ces communs de la connaissance. 

Apprentissage situé et immersif, production de communs de la connaissance, diversité du collectif apprenant et du cercle éditorial, le DU Espaces Communs est ainsi un dispositif pédagogique expérimental, itératif et co-construit qui ne cesse d’évoluer en fonction des attentes et intérêts de ses parties prenantes, l’évolution des territoires et des formes d’espaces communs qui y naissent.

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Workshop à Naples pour le projet européen BASICC © Yes We Camp

Un DU Espaces Communs, pourquoi?

Quand on retrace la genèse du DU, on se retrouve plongéE dans un événement singulier : 150 personnes réunies pendant 48 heures pour réfléchir, dormir, cuisiner, prendre de la hauteur sur l’expérience des Grands Voisins. « Pendant 3 jours de brainstorming, nous nous sommes interrogés sur le bilan, sur l’essaimage de ces nouvelles méthodologies urbaines. Nous avons utilisé des méthodes d’intelligence collective qui permettaient de décentrer le regard en invitant dans cet événement un écosystème d'acteurs des espaces temporaires, pour avoir un regard sur l'aventure des Grands Voisins qui soit porté par une communauté plus large. Le format de cet événement a fait ressortir le besoin ressenti collectivement dans ce mouvement de partager les pratiques et de faire circuler les différentes visions. Le DU est vraiment né de cet événement »5. Ce diplôme universitaire, c’est aussi la rencontre entre Yes We Camp et Ancoats qui donne un angle éditorial affirmé à cette formation.

« comment transmettre ce qui se passe dans ces lieux sans en faire une recette magique, une formule, sans enfermer ce sujet ? »

Arnaud Idelon et Nicolas Détrie, co-fondateurs du DU Espaces Communs

Enfin, concernant la forme juridique de cette formation, le choix s’est porté sur le format « diplôme universitaire » dans l’optique de formaliser une sémantique et des compétences, pour apporter de l’exigence et une forme de légitimité, et aussi par rapport à l’archipel disciplinaire de Gustave Eiffel, « l'université Gustave Eiffel ayant l'atout d'avoir à la fois une école de génie urbain, une école d'urbanisme, une école d'architecture, des sciences sociales et des sciences humaines »6.

« On ne saurait pas construire cette caution diplômante dans ces modèles expérimentaux sans ce partenariat universitaire »

Alain Biriotti, membre de Codesign-it! et co-fondateur du DU Espaces Communs

Par ailleurs, le DU est une réponse contextuelle à la nouvelle direction prise par l’université Gustave Eiffel en 2019, et affirme un nouveau projet scientifique « axé sur la ville et les territoires durables, sur la place de la participation citoyenne dans ces enjeux d’aménagement du territoire »7, comme nous le rappelle Muriel Jougleux, vice-présidente de l’université Gustave Eiffel. « Une université qui porte l’ambition d’être en prise directe avec les préoccupations et les enjeux de notre société, tels que les transitions, en particulier des villes, des territoires et des mobilités »8 selon Katia Laffrechine, maîtresse de conférence à l’université Gustave Eiffel.

Si l’on se penche sur la sémantique du dispositif, le choix n’est pas anodin, et traduit notamment une volonté d’ancrage dans le mouvement politique des Communs, qui désignent, si l’on se réfère à la définition donnée notamment par Elinor Ostrom, des formes d'usage et de gestion collective d'une ressources ou d'une chose par une communauté9. Il s’agit ici, dès le début, d’inscrire le diplôme universitaire dans un mouvement intellectuel et politique holistique, et d’outiller les apprenantEs d’une armature cognitive, en ancrant la démarche dans une école de pensée en commun. La dimension spatiale est également centrale dans la manière d’appréhender le diplôme universitaire, faisant écho aux métiers de Yes We Camp, Ancoats et l’université Gustave Eiffel, ces dernierEs ayant chacunE un apport spécifique sur la matérialité des lieux - urbanisme et architecture pour Yes We Camp (comme le dit Nicolas Détrie, « On crée des configurations sociales à partir de configurations spatiales »), urbanisme et arts et culture pour Ancoats, et toutes les disciplines autour de la fabrique de la ville et des territoires pour l’université Gustave Eiffel. D’autre part, l’utilisation de ce vocabulaire reflète également une volonté de ne pas restreindre le champ d’étude au seul domaine des tiers-lieux, et permet d’appréhender plus largement des espaces publics, des territoires, bien que l’objet central demeure ces lieux infinis, hybrides, tiers-lieux. 

Concernant l’orientation méthodologique du diplôme, l’apport du diplôme universitaire Codesign est prépondérant, et permet d’appliquer des méthodes issues du design et des pratiques collaboratives à un nouvel objet d’étude : les Espaces Communs. Cette méthodologie sous-entend un nouveau rapport à l’enseignement, s’appuyant sur une pédagogie du questionnement autour de la diversité des expériences, avec la facilitation et la mise en intelligence collective comme outils didactiques. Pour Alain Biriotti, il ne pouvait y avoir d’autre méthode pour étudier un objet comme ces lieux infinis : « derrière le design, il y a des notions d’agilité, d'expérimentation, de test and learn. Il y a l'usager au centre, l'usage qui tire la pratique, l'innovation et l'expérimental. Et tout cela prend place dans des univers en profonde transformation. C'est la pratique centrale de cette génération »10

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Séquence « faire avec le lieu » lors de la session immersive au tiers-lieu paysan de la Martinière © Yes We Camp

Tiers-lieux, des espaces apprenants 

Objet d’étude et de transmission du DU Espaces Communs, les tiers-lieux et autres espaces hybrides animent des communautés apprenantes au quotidien et deviennent, en complémentarité avec l’existant, des écoles sur le territoire. Les tiers-lieux sont autant de situations d’apprentissage autour de principes de réciprocité, de mutualisation, d’expérimentation, de prototypage et de contribution, une acculturation collective par le faire, une absence de hiérarchie, une mise en circulation des expériences et expertises de chacunE, une responsabilisation individuelle dans l’auto-détermination collective, un droit à l’erreur comme valeur cardinale et une confiance à priori, la documentation sous licence libre11, articulant éducation formelle et apprentissages informels. 

Dans ces espaces du Faire12 on apprend au quotidien depuis l’aller-retour entre modélisation et prototypage, dans une logique itérative (assumant l’approximation pour préciser à mesure des essais) et expérimentale, valorisant l’erreur comme rançon de la recherche et de la créativité. Autour d’outils de production mutualisés (machines à impression 3D dans un fablab, fraiseuse ou machine à souder dans un lieu intermédiaire et indépendant par exemple), on apprend le maniement au contact de pairs qui apprennent l’instant d’après de nous, dans une logique de réciprocité et une versatilité constance des postures entre sachant et apprenant. En ces lieux se développent des pratiques informelles, interdisciplinaires, centrées sur le faire par soi-même (DIY), l’apprendre par le faire (learning-by-doing) et l’éducation tout au long de la vie (lifelong learning). Dans un tiers-lieu, on apprend sur et par soi-même (savoir-être), on apprend de l’interaction avec d’autres (savoir-vivre), on affine des compétences précises et spécialisées (savoir-faire) et on devient petit à petit la mémoire et l’esprit du lieu, en situation de le garder vivant (savoir-transmettre)13. Les tiers-lieux sont ainsi des lieux d’éducation permanente faisant de la transmission un processus collectif, relationnel et collaboratif, permettant de renforcer la capacité d’agir des individus, leur autonomie et leur positionnement dans une société en mouvement. Enfin, comme le souligne Yoann Duriaux dans le catalogue de la Biennale de Design de Saint-Etienne 201714, les tiers-lieux sont des espaces de réflexivité critique, par le collectif, face aux mutations rapides du monde, un espace de débat démocratique sur les enjeux de notre temps. 

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Présentation mutuelle et introduction lors de la session immersive au tiers-lieu paysan de la Martinière © Yes We Camp

Dans la continuité de ces pratiques, certains lieux ou lieux en réseaux imaginent des formes alternatives de transmission, qu’elles se rapprochent du compagnonnage comme à la Déviation, de résidences croisées à l’échelle européenne à l’instar des réseaux TransEuropeHalles ou STUN ou de logiques de don-contre-don de temps d’auto-formation par les résidentEs de Mains d’Oeuvres, Les Poussières, la Villa Mais d’Ici ou le 6b à l’échelle du territoire de Plaine Commune dans le Nord de Paris et la dynamique de coopération territoriale Pot Kommon

De quoi faire des tiers-lieux les points nodaux de démarches apprenantes sur les territoires, par leur capacité à fédérer l’ensemble des parties prenantes d’un territoire, société civile, individus isolés, tissu associatif et économique, acteurs politiques, corporations professionnelles et familles, actifs et retraités. C’est d’ailleurs l’intuition du rapport « Un plan pour co-construire une société apprenante » remis par François Taddei au Ministère du Travail en 2018 et la nécessité d' « ouvrir des tiers-lieux physiques et numériques pour faciliter les échanges de connaissances pour faire émerger un écosystème territorial apprenant »15

Les pratiques des espaces communs transformatifs ont-elles vocation à s'instituer en métier?

Le potentiel de transmission au sein des tiers-lieux est identifié tant par les politiques publiques nationales qui lancent en 2022 l’appel à projet décentralisé Definov à même de structurer des coopérations entre tiers-lieux et acteurs de la formation professionnelle. En miroir, des formations professionnalisantes essaiment pour former à des nouveaux métiers, comme celui de « Pilote de tiers-lieu » reconnue récemment au répertoire spécifique de la formation professionnelle. Née du travail de la Coopérative Tiers-Lieux (Nouvelle Aquitaine), émerge ce métier consistant à « animer une communauté de travailleurs, de coordonner son fonctionnement et son développement »16 afin d’amplifier des démarches collectives, porter une vision macro du tiers-lieu et se faire l’interface entre de multiples parties prenantes. En parallèle, le Campus des Tiers-Lieux (Sinny & Ooko) propose un panel de formations « à toutes les personnes désireuses d'acquérir les compétences au service des métiers qui s’exercent dans les tiers-lieux : salarié.e.s, demandeur.euse.s d’emploi, entrepreneur.ses indépendant.es, agent.es des collectivités… ». La comparaison entre ces deux formations pose la question suivante : a-t-on affaire à de nouveaux métiers inconnus jusqu’alors qui doivent être reconnus par une certification dans une nomenclature nationale ou un spectre élargi de compétences empruntant à des métiers existants qui viennent s’hybrider par et depuis les lieux ? Assiste-t-on à l’émergence d’un nouveau métier ou s’agit-il plutôt d’un renouveau des pratiques ? 

À moins qu’il ne s’agisse davantage d’une mutation à l'œuvre dans les postures professionnelles et les référentiels métiers existants. Il y aura toujours besoin d’expertises spécifiques en administration, développement, animation, facilitation, programmation ou communication selon les besoins du tiers-lieu et de sa communauté. Le ou la professionnelLE du tiers-lieu, quelle que soit son expertise, saura mettre au cœur de sa pratique la polyvalence, la transdisciplinarité, la facilitation de dynamiques pairs-à-pairs, l’hybridation parmi d’autres savoirs, savoir-faire et savoir-être. Il serait possible de regrouper l’ensemble de ces aptitudes et de ces compétences dans un nouveau métier, qui pourrait s’appeler « régisseur de communs ou encore responsable de la gestion des possibilités locales »17. Muriel Jougleux imagine ce poste chez le groupe La Poste qui dans la refonte de ses agences se pose des questions sur le rôle des agentEs d’accueil et en détaille les contours possibles : appliquer des procédures sécurisant les activités socles, certes, mais démontrer une vocation à l’accueil, l’animation et la facilitation, et se montrer créatif sur l’adaptation en continu de l’offre de service au regard de l’environnement immédiat, devenant le concierge d’un lieu de sociabilité comme peut l’être le café ou la place publique. 

Pour autant, l’hybridation de compétences, l’invitation à repenser les règles d’usages des lieux collectifs, l’apprentissage pair-à-pair, sont autant d’outils issus du mouvement des lieux infinis, hybrides, communs, qui peuvent créer un renouveau de pratiques professionnelles dans différentes corporations, et préparer ces dernières aux profondes mutations sociales et environnementales contemporaines.

« Tous les métiers issus de la politique locale, de la gestion urbaine de proximité, aux urbanistes, aux métiers du soin, du social et de l'éducation, tels que les travailleurs sociaux, les éducateurs, les enseignants, souvent très spécialisés, semblent évoluer lorsqu'ils sont exercés dans des espaces collectifs »

Nicolas Détrie, co-fondateur de Yes We Camp

Dans la construction du référentiel de compétences du DU Espaces Communs, en dialogue avec l’Université Gustave Eiffel et le Comité Editorial composé d’acteurs et actrices du mouvement tiers-lieux, nous avons préféré imaginer un référentiel combinant blocs de projet (aménagement, financement, programmation, évaluation…) et principes d’action (co-présence entre des groupes sociaux différents, faire exister l'indétermination, gouverner collectivement et de manière ouverte, assurer la régie des possibilités locales…). Il a fallu un certain nombre d'aller-retour entre rigueur académique et dispositif expérimental pour valider un socle de compétences et d’évaluation commun. Comme nous le rappelle Muriel Jougleux, « pour pleinement acquérir une compétence, il y a différentes étapes. Il faut connaître les bases théoriques, puis être capable de les dupliquer dans des situations simples puis plus complexes. Après ces étapes, on devient quasiment experts, c'est-à-dire qu'on peut former d'autres personnes »18. Selon Katia Laffrechine, maîtresse  de conférences à l'université Gustave Eiffel, « l'idée était de rendre les règles de l'université moins rigides pour permettre la délivrance de diplômes »19, à travers par exemple une méthode d’évaluation qualitative permettant de rester fidèle au diplôme universitaire. 

Ces questions de mise en valeur et de traduction de compétences se posent également dans le cadre du projet européen BASICC, initiative réunissant un consortium de 17 acteurs européens des Espaces Communs et de la formation (dont Yes We Camp, Ancoats et l’université Gustave Eiffel), ayant pour objectif d’implémenter des programmes de formation à partir des compétences issues des lieux hybrides dans différents contextes européens. L’un des enjeux principaux du projet réside dans la reconnaissance de ces compétences dans un canevas européen, via par exemple le Cadre Européen de Certification (CEC). Pourtant, et bien qu’il s’agisse du cœur du programme, nous avons constaté des questionnements relatifs à la professionnalisation d’un secteur qui, selon les contextes, se place volontairement en dehors de l’institution, pour des raisons politiques. Par exemple, L’Asilo, une figure de proue du mouvement napolitain des Communs20, se définissant comme un « espace public dédié à la production artistique et culturelle, au fonctionnement autogéré par une communauté plurielle et hétérogène à travers des pratiques interdépendantes et radicalement démocratiques », où l'organisation des espaces et la programmation des activités se fait de manière publique et horizontale, à travers des outils comme l'assemblée de direction ou les différents comités de travail qui favorisent la rencontre, le partage et l'expérimentation. Il n’y a pas de salariéEs pour faire fonctionner ce lieu, tout repose sur le militantisme des adhérentEs, et introduire la question de la reconnaissance des compétences vient questionner profondément le fonctionnement de ce lieu. 

Autant de zones de friction créatrices entre des paradigmes différents dans la manière d’appréhender les métiers des tiers-lieux qui engagent à repenser métiers et compétences à l’aune d’enjeux de postures21, de principes d’action et de cadres de pensée nouveaux en capacité d’essaimer dans les tiers-lieux et au-delà, au contact de celles et ceux qui dialoguent avec et qui devront elles et eux aussi adapter leurs cadres d’analyse à des réalités de terrain différentes

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Travail en commun en session immersive © Yes We Camp

Apprendre à faire lieu comme l’on apprend dans les lieux 

Au regard des constats des points précédents, soit le cadre de transmission à l’oeuvre au sein des tiers-lieux et les réflexions des acteurs et actrices sur l’objet même de cette transmission, les bases sont posées d’une formation diplômante pensée depuis les principes d’action des tiers-lieux et dirigée moins vers les compétences que vers les glissements de posture et la réflexivité critique et collective sur un mouvement émergent. Au cœur du cahier des charges que nous nous fixons dans l’écriture d’une première maquette du dispositif pédagogique se trouve l’immersion pour renforcer l’appréhension contextuelle et situationnelle des lieux et de l’apprentissage : « il n’y a pas de formule magique, seulement des réponses différenciées à des contextes différenciés ». Ce parti pris pédagogique prend la forme de sessions immersives dans des lieux hybrides et infinis. Ces séquences d’apprentissage sont une pierre angulaire du parcours des apprenantEs, ces dernierEs devant en réaliser trois différentes pour valider leur formation. Ces sessions prennent place dans des contextes géographiques différents, autant en milieu urbain que rural, en France comme en Europe. Consistant généralement en l’étude approfondie d’un lieu, de ses parties prenantes, de ses enjeux, de ses outils, de ce qui fonctionne et ce qui fonctionne moins. Ces sessions utilisent une méthodologie proche de celle de la recherche-action, les apprenantEs étant mis en situation de rencontres avec un écosystème, et devant formuler des hypothèses, les confronter au réel puis les restituer pour permettre de mieux les digérer. Le déroulé de ces sessions est contextuel et n’est jamais le même, mais reprend d’une session à une autre des intentions pédagogiques. Ainsi, le séquençage du temps est organisé de cette manière : une journée dédiée à la découverte, une journée aux approfondissements et à l’ouverture et une journée à la co-construction avec les hôtes.

« Cette formation n’est pas dans la recette mais le questionnement et la mise en perspective. C’est très important car cela met au premier plan l’importance de l’ancrage et du contexte qui sont des données majeures dans l'émergence d’espaces communs »

Jade Bechtel, ancienne apprenante du DU Espaces Communs

Ces sessions immersives ont également pu avoir comme objet d’analyse des thématiques, des organisations ou des territoires. Par exemple, la session immersive d’octobre 2023 avait pour focale une étude de l’urbanisme transitoire. Ces sessions thématiques demeurent néanmoins une exception dans le calendrier pédagogique proposé aux apprenantEs. 

La diversité du collectif apprenant et une dynamique pair-à-pair pour un apprentissage continu et protéiforme à même de croiser les expériences et les expertises, les visions du monde, les réflexes corporatistes et les postures professionnelles pour générer de l’interconnaissance et de la confiance inter-acteurs et actrices et travailler en premier lieu l’écriture de référentiel communs.

« Le DU m’a appris à prendre du recul vis-à-vis de ma “focale d’architecte”. Je découvrais que ces questions n'impactent pas davantage l’architecture que les autres domaines. En échangeant sur ces dynamiques avec des gens qui ne venaient pas du monde de l’architecture ou de l’aménagement, j’ai compris l’intérêt de les porter ensemble et de réfléchir simultanément l’espace, le modèle économique, le mode de gouvernance, la programmation, l’ancrage au territoire »

Charly Fortis, ancien apprenant du DU Espaces Communs
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Photo de groupe pour la session focus 'Publics et programmation' © Yes We Camp

L’apprentissage par le faire, l’expérimentation, l’itération et le prototypage comme leviers pédagogiques par un recalcul constant, associant l’ensemble des parties prenantes du dispositif pédagogique (Université, étudiantEs, comité éditorial, intervenantEs, équipe pédagogique…) dans une dynamique de test and learn et d’ajustement en continu de la formation (contenus, modules, formats, rythmes…) : « le dispositif pédagogique favorisant la participation des apprenant.e.s et les échanges informels a également été source d’inspiration pour ma pratique professionnelle, que j’alimente de plus en plus d’outils participatifs »22.

La pédagogie active et le floutage des postures usuelles d’un cadre pédagogique refusant la verticalité dans l’accès au savoir et privilégiant des formes d’apprentissage pair-à-pair et la mise en circulation des savoirs, savoir-faire et savoir-être à partir de « situations apprenantes qui permettent de faire émerger des situations d’éducation politique »23.

Nous nous sommes appuyés sur le témoignage de quatre apprenantEs du DU Espaces Communs, ce qui permet de prendre la mesure de la manière dont les apprentissages viennent rebondir sur des situations professionnelles et personnelles singulières. Ces quatre voix sont celles de Charly Fortis, Architecte CAUE, Carine Sit, responsable stratégie et innovation sociale à la croix rouge française, Laure Armand d’Hérouville qui fait de l’accompagnement stratégique de musées et lieux patrimoniaux et Jade Bechtel, ancienne salariée de l’Hôtel Pasteur à Rennes. Ces quatre voix nous permettent de mettre des mots sur ces bifurcations individuelles, qui infusent au-delà du diplôme universitaire, et peuvent parfois aller jusqu’à faire système. 

« J’ai pu mettre les mots sur l’apprentissage de pair à pair, ce qu’on fait finalement tout au long de sa vie mais sans le nommer. Découvrir l’importance de la facilitation pour arriver à faire émerger des idées »

Jade Bechtel, ancienne apprenante du DU Espaces Communs

« Le DU m’a appris à me situer. J’en suis ressortie avec la conviction de l’utilité de mon rôle en tant qu’agent de collectivité dans l’émergence et la pérennisation de ces aventures collectives et sociales. Par conséquent, cela me permet aujourd’hui, en accompagnant des projets sur mon territoire,  de pouvoir faire de la médiation entre des mondes et des sémantiques qui ne se comprennent pas toujours au premier abord, de proposer de la flexibilité dans les démarches pour “coller” aux enjeux, calendriers, préoccupation et "modes de faire” de chaque partie prenante »

Marie Fischer, ancienne apprenante du DU Espaces Communs

« Plus généralement, cela ma également conduit à encourager les collectivités à penser leurs projets d’aménagement au delà de la commission dédiée à l’urbanisme et à l’aménagement, mais bien de les inviter à progressivement décloisonner la réflexion et d’y intégrer progressivement les dimensions éducatives (le processus de projet "fait école”) ou économique, (le projet est une manière d’activer les filières ESS locales, mais aussi dépasser le process ultra réglé du secteur du bâtiment) »

Charly Fortis, ancien apprenant du DU Espaces Communs

Si l’on constate une certaine transformation des pratiques institutionnelles à la suite de parcours au sein du diplôme universitaire, il faut également tourner le regard au-delà du diplôme universitaire pour observer des renouveaux pédagogiques. 

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Restitution d'un groupe de travail lors d'un stage en 4 jours à Coco Velten © Yes We Camp

De l’enseignement supérieur à l’éducation populaire, panorama non exhaustif d’un paysage apprenant en mouvement 

L’université fait actuellement face à de profondes mutations, liées entre autres à des problématiques de ressources disponibles pour financer l’enseignement supérieur24.  Nous n’avons pas l’intention ici de dresser un état des lieux exhaustif des enjeux, mais plutôt d’illustrer ce que nous percevons de ces mutations à travers le prisme du diplôme universitaire. Il convient également de mentionner, comme l’indique Alain Biriotti, que l’université ne représente pas une réalité sociale unique, c’est un objet complexe. « C'est à peu près aussi cohérent que de dire “L'état” : c’est avant tout un objet social »25. Ainsi, si l’on regarde l’université Gustave Eiffel, cette dernière a pour objectif d’élaborer une stratégie visant à conserver une bonne place dans le classement des universités, à rayonner à l’échelle nationale, européenne voire internationale, à garantir l’accès au plus grand nombre à ses formations, à porter des projets de recherche novateurs et à mettre en place son projet scientifique. Pour y parvenir, cette dernière dispose de plusieurs outils : les parcours de formation initiale, l’accompagnement de ses enseignantEs chercheurs et chercheuses dans leurs projets de recherche, la formation en apprentissages : « nous sommes l'université française avec le plus de pourcentage d'étudiants en apprentissage puisqu'on a 1/4 d'étudiants en apprentissage »26, la formation continue, le service d’innovations pédagogique, la participation ou le portage de projets européens, un programme d’appui aux politiques publiques, ou encore les partenariats avec des entreprises, par exemple sur des objets comme des chaires ou des masters. De manière globale, l’université Gustave Eiffel s’inscrit dans un processus plus large, où l’enseignement supérieur s’ouvre au secteur privé et aussi aux méthodes issues des tiers-lieux. Ainsi, selon Cécile Gauthier, « le Ministère de l'Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l'Innovation s'intéresse beaucoup à la manière dont les tiers-lieux peuvent être des lieux de recherche et d'innovation. On constate par exemple des programmes comme des campus connectés, pour avoir des salles de classe flexibles, éloignées de certains grands pôles, pour permettre à des étudiants de poursuivre des études. Il y a aussi de plus en plus de fablabs dans les universités »27. De la même manière, le projet Césure, première tentative d’urbanisme transitoire de l’EPAURIF laisse penser que l’université est le lieu de nombreuses innovations. 

Si l’on regarde plus précisément les programmes de formation de l’université Gustave Eiffel, cette dernière semble ouvrir ses portes à de nouvelles manières de faire : « par exemple, notre DU sur la sécurité routière avec les pays africains organise des crash test où les apprenants vont décortiquer une situation pour comprendre ce qui s’est passé. De la même manière, dans le cadre d’une formation sur la prévention des risques, nous réunissons pendant 3 jours de terrains un public de professionnels et d’académiques »28. Parallèlement, une nouvelle place est laissée aux apprentissages dispensés par des professionnelLEs, comme l’illustre Katia Laffrechine : « pour les formations en apprentissage, les cours méthodologiques sont très largement illustrés par des professionnels, donnant une très grande place au côté opérationnel. Le regard universitaire n'est pas le seul moteur de ces dispositifs, les professionnels ont un rôle important : ils participent activement (outre comme intervenants) aux conseils de perfectionnement (outil de suivi et de pilotage permettant d’évaluer le positionnement de la formation au regard des compétences métiers attendues) »29

« La place grandissante de l’apprentissage au sein de l’université Gustave Eiffel, a minima, questionne, sinon inquiète, énerve, intéresse … En effet, ce format de formation vient percuter les finalités des formations, les rythmes de travail, les modalités pédagogiques… »

Katia Laffrechine, maîtresse de conférence à l’université Gustave Eiffel

L’université Gustave Eiffel souhaite-t-elle emprunter un chemin similaire à celui des précurseurs d’une pédagogie du Faire, comme cela est le cas à l’école d'architecture de Grenoble avec une équipe pédagogique praticienne qui a notamment créé le laboratoire Cratère ? Cette équipe a notamment  développé « une pédagogie inspirée en partie par les principes de l'école du Bauhaus, mettant l'accent sur l'apprentissage par la pratique, en faisant des apprenants des acteurs du processus d'apprentissage, tout en privilégiant le processus sur le résultat final »30. Pourtant, il semble que la manière d’apprendre reste ancrée dans un paradigme d’apprentissage non ascendant, non circulant, Muriel Jougleux indiquant par exemple « qu'il n’y a pas de compétences sans connaissances. On ne peut pas seulement apprendre en faisant ». Pour Quentin Chansavang, maître de conférences en école d'architecture de Clermont-Ferrand et membre du collectif professionnel Bellastock, il y a actuellement une « remise en question du rôle traditionnel de l'enseignant en tant que détenteur du savoir à transmettre. L'enseignement évolue vers un modèle où l'enseignant doit guider les apprenants vers les bonnes sources d'information pour former une compréhension solide dans un domaine particulier », les apprenantEs ayant la possibilité d’accéder à de nombreuses informations en ligne. Dans un article où il met en relation son expérience de maître de conférence associé à l’école des arts de la Sorbonne et les outils qu’il développe quotidiennement avec le diplôme universitaire Espaces Communs, Arnaud Idelon nous propose un certain nombre de pistes de réflexion, préalables à la normalisation de modes de production de savoir plus horizontaux et de formats pédagogiques co-construits avec et depuis les étudiantEs.

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Fishbowl sur des thématiques d'alimentation durable au tiers-lieu paysan de la Martinière © Yes We Camp

Au-delà de ces questions de paradigmes pédagogiques, les porosités entre secteur privé et enseignement/recherche posent un certain nombre de questions dans la manière d'appréhender l’université de demain. Par exemple, quand Katia Laffrechine nous fait part de la manière dont le diplôme universitaire Espaces Communs a été perçu par ses collègues, elle nous indique que « certains sont attachés à une vision institutionnelle de l'université, la considérant comme un pilier de formation nationale délivrant des diplômes. Ils peuvent être réticents à l'idée d'innover ou de proposer des formations loin de ce modèle traditionnel. Ils pourraient craindre que nous ne "vendions" des diplômes sans fournir une formation adéquate et un projet clairement établi [...] Pour certains collègues, leur rôle principal est de former des étudiants de manière traditionnelle à l'université, ce qui est déjà un défi. La rentrée est imminente, et certains d'entre nous n'ont pas les moyens nécessaires pour accomplir leurs tâches de manière satisfaisante »31. Cette place du secteur privé dans la recherche et l’enseignement n’est pas nouvelle, notamment avec le dispositif de contrat de recherche CIFRE, et peut prendre encore d’autres formes. Par exemple, la chaire de recherche « Arpenter », portée par Leonard (filière de Vinci) et le GIP EPAU (groupement d’intérêt public sur l’europe des projets architecturaux et urbains, sous la tutelle du ministère en charge de l’architecture, de l’urbanisme, la cité de l’architecture et du patrimoine et de l’association Europan France) qui a pour objet d’étude « le soutien et développement de connaissances sur les dynamiques urbaines et territoriales en France, de la faible à l’hyper-densité, en interrogeant les sentiers de transitions, afin de mieux en comprendre l’évolution, dans ses continuités, inflexions, et ruptures, au croisement des enseignements de la recherche et de l’expertise portée en interne au groupe VINCI ». Il ne s’agit pas ici de porter de regard idéologique sur l’existence de cette chaire, mais plutôt de dresser le constat qu’un des programmes de financement de jeunes doctorantEs ambitieux et ambitieuses sur la transition écologique est porté par l’un des plus grands groupes de l’énergie et de la construction français.

Pourtant, une troisième voie existe, celle du tiers secteur de la recherche qui propose d’autres manières de faire. Le « tiers secteur de la recherche » désigne les « activités de recherche, d'innovation, de production de savoirs et de connaissances du secteur non marchand, du secteur marchand à but non lucratif et des organisations à but lucratif de petite taille, souvent en collaboration avec les laboratoires académiques »32. Par exemple, Cécile Gauthier, docteure en géographie, auteure d’une thèse sur les formes d'engagement au sein de tiers-lieux participatif de la Métropole du Grand Paris à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et au au sein du laboratoire Laboratoire des Dynamiques Sociales et Recomposition des Espaces (LADYSS), indique qu’un certain nombre de tiers-lieux qui sont intéressés par la recherche et qui vont mener des projets de recherche action, vont publier, vont avoir une approche introspective sur leurs pratiques en interne. On peut citer également le travail de la coopérative bretonne Coop Eskemm d’animation et de recherche dont l’objet est d’analyser et soutenir les pratiques sociales et les politiques publiques qui y sont liées, notamment celles qui concernent les jeunesses. Elle porte une hybridité de pratiques, mêlant recherche-action, gestion d’un tiers-lieu (le bâtiment à modeler à Rennes), études et accompagnement. Dans un article à découvrir ici, on comprend comment des actions associatives, sociales et culturelles prennent place dans des espaces de recherches. Il est aussi question de comprendre la manière dont les collectifs de recherches organisés aux marges de l’Université contribuent aux actions associatives et aux changements sociaux plus généralement.

Le tiers secteur de l’éducation est également particulièrement intéressant quand on regarde le paysage pédagogique actuel. On peut par exemple souligner la démarche de la fabrique des communs pédagogiques, un dispositif d’action publique qui rend possible la mise en action de communautés dans l'éducation à travers une mise en réseau d’acteurs et actrices, la diffusion d’outils pédagogiques collaboratifs et la mise à disposition de ressources en open source. On retrouve ainsi certains dénominateurs communs avec les tiers-lieux comme le rôle de médiation et la mutualisation. La fabrique des communs pédagogiques est également à l’origine des rencontres internationales de la classe dehors, un événement réunissant une pluralité d’acteurs et actrices pour réfléchir à cette pratique d’enseignement qui se fait de manière régulière dans l’espace naturel et culturel proche de la classe (dans l’enceinte de l’école ou en dehors) de manière interdisciplinaire et en travaillant l’ensemble des domaines d’apprentissage de l’école.

L’éducation populaire est justement le trait d’union entre l’ensemble de ces acteurs et actrices et de ces démarches, et permet d’implanter ces mouvements dans une histoire longue, avec des outils et des lieux qui ont longtemps précédé cette « tiers sectorisation ». Il suffit de lire le Manifeste de peuple et culture de 1945 pour prendre conscience de cette filiation. L’éducation populaire propose une méthodologie basée sur une pédagogie fonctionnelle, où « un cycle de formation devrait mêler les causeries et les cercles d’études aux travaux pratiques, aux excursions, aux enquêtes, aux séances de cinéma, à diverses activités collectives »33, et propose des outils concrets comme l’arpentage, une méthode consistant en la lecture collective d’un ouvrage où les personnes se répartissent la lecture individuelle d’un chapitre avant de se restituer ce dit chapitre. Cette méthode permet de dresser une compréhension d’un livre en peu de temps, et de manière collective. 

L’aventure du DU Espaces Communs compose une tentative parmi d’autres, trouvant écho en synchronie avec d’autres démarches actuelles, mais également des mouvements plus anciens comme l'éducation populaire ou encore la pédagogie de l’école Montessori34, comme autant d’adresses aux défis de l’époque, pour trouver une réponse adaptée à ces étudiantEs futurEs professionnelLEs qui, face à l’urgence des crises d’aujourd’hui, bifurquent pour réduire ce delta, cette dissonance cognitive entre le monde auquel on nous prépare et celui auquel on aspire. 

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Sur les chemins de visites de lieux à Bruxelles © Yes We Camp

Bibliographie

Entretiens menés par Elsa Buet et Arnaud Idelon :

  • Entretien mené avec Alain Biriotti, membre de Codesign-it! et co-fondateur du DU Espaces Communs, Septembre 2023
  • Entretien mené avec Muriel Jougleux, vice-présidente de l’université Gustave Eiffel, Septembre 2023
  • Entretien mené avec Katia Laffrechine, maîtresse de conférence à l’université Gustave Eiffel, Septembre 2023
  • Entretien mené avec Nicolas Détrie – Arnaud Idelon, co-fondateurs du DU Espaces Communs, Septembre 2023
  • Entretien mené avec Jade Bechtel, ancienne apprenante du DU Espaces Communs, coordinatrice lieu à l’Hôtel Pasteur, Septembre 2023
  • Entretien mené avec Charly Fortis, ancien apprenant du DU Espaces Communs, architecte conseil au CAUE de Loire-Atlantique, Septembre 2023  
  • Entretien mené avec Laure Armand d’Hérouville, ancienne apprenante du DU Espaces Communs, consultante musées et projets scientifiques et culturels, Septembre 2023
  • Entretien mené avec Marie Fischer, ancienne apprenante du DU Espaces Communs, chargée de mission accompagnement de projet émergent en quartier politique de la ville à la métropole de Nantes, Septembre 2023
  • Entretien mené avec Cécile Gauthier, chargée de la recherche au sein de l’Observatoire des Tiers-Lieux, Septembre 2023
  • Entretien mené avec Quentin Chansavang, maître de conférence et responsable de la formation et de la sensibilisation chez Bellastock, Septembre 2023


Entretien mené par Mathilde Tournyol du Clos :

Articles :

 

 

Notes de bas de page
  1. HENRI Sylvain, [Gabrielle Halpern : « La nécessité de l’hybridation touche tous les champs de l’action publique »], Acteurs Publics, 2021 [En ligne]
  2. “La transe-disciplinarité supprime les frontières artificielles entre les savoirs et favorise l’enrichissement. Je pense qu’il ne devrait pas y avoir qu’une seule formation d’architecte, d’urbaniste, de designer, de paysagiste ; malheureusement les savoirs restent compartimentés. C’est un repli disciplinaire effrayant pour rendre intelligible le monde et agir écologiquement. N’importe quel problème lié à notre territorialité exige une approche transe-disciplinaire. Comment ne pas pratiquer le cas par cas, le sur-mesure et le faire-avec les habitants et le vivant ? Il me semble que c’est la trinité vertueuse de tout habitant”. Thierry Paquot, « Il faut revenir à des dimensions tout à fait raisonnables pour les villes, faire décroître les mégalopoles », Nectart, 2023 [En ligne]
  3. 3ème édition du festival Bellastock, « Cité Apprenant·e », qui choisit d’explorer l’apprentissage par le faire, Topophile [En ligne]
  4. configuration sociale particulière où se produit une rencontre entre des entités individuées qui s’engagent intentionnellement à la conception d’une représentation commune”, Antoine Burret, Etude de la configuration en Tiers-lieu : la repolitisation par le service, thèse de doctorat en sociologie, 2017 [En ligne] 
  5. Entretien mené avec Alain Biriotti, membre de Codesign-it! et co-fondateur du DU Espaces Communs, Septembre 2023
  6. Entretien mené avec Arnaud Idelon et Nicolas Détrie, co-fondateurs du DU Espaces Communs, Septembre 2023
  7. Entretien mené avec Muriel Jougleux, vice-présidente de l’université Gustave Eiffel, Septembre 2023
  8. Entretien mené avec Katia Laffrechine, maîtresse de conférence à l’université Gustave Eiffel, Septembre 2023
  9. OSTROM Elinor, La Gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Deboeck Supérieur, 1990
  10. Entretien mené avec Alain Biriotti, membre de Codesign-it! et co-fondateur du DU Espaces Communs, Septembre 2023
  11. LABRUNE Jean-BaptisteTiers-lieux apprenants, Medium, 2018 [En ligne]
  12. LALLEMENT Michel, L’Âge du Faire. Hacking, Travail et Anarchie, Le Seuil, 2015
  13. LABRUNE Jean-BaptisteTiers-lieux apprenants, Medium, 2018 [En ligne]
  14. Catalogue de la Biennale Internationale de Design Saint-Etienne, Working Promesse, mutations du travail, POLLEN / CEDIF, 2017
  15. TADDEI François, Rapport Un plan pour co-construire une société apprenante, 2018 [En ligne] 
  16. Site internet de la coopérative tiers-lieu(x), formation : Piloter un tiers-lieu, [En ligne]  
  17. Entretien mené avec Nicolas Détrie et Arnaud Idelon, co-fondateurs du DU Espaces Communs, Septembre 2023
  18. Entretien mené avec Muriel Jougleux, vice-présidente de l’université Gustave Eiffel, Septembre 2023
  19. Entretien mené avec Katia Laffrechine, maîtresse de conférence à l’université Gustave Eiffel, Septembre 2023
  20. Bene Communi : une étude de cas en Italie et à l’étranger depuis 2012. Le réseau urbain des communs napolitains est constitué d’espaces urbains tombés en désuétude que des citoyens libres ont rendu à l’usage collectif, en les valorisant et en les rendant à l’usage libre de l’ensemble de la communauté. Cette pratique, caractérisée par l’émergence spontanée et ascendante du réaménagement et de la re-signification de l’espace public, a depuis trouvé sa formulation dans une institution juridique reconnue par les autorités territoriales compétentes, connue sous le nom de « biens communs urbains à usage civique ». Pour en savoir plus : https://commonsnapoli.org/en/commons-napoli-3/
  21. IDELON Arnaud, PAM festival, Ancoats, 2022 [En ligne]
  22. Entretien mené avec Laure Armand d’Hérouville, ancienne apprenante du DU Espaces Communs, consultante musées et projets scientifiques et culturels, Septembre 2023
  23. RÉMY Clément, « éducation politique par les tiers-lieux », Medium, 2014 [En ligne]
  24. L’éducation nationale est également touchée par ses enjeux – entre autres – nous ne vous apprenons rien ici
  25. Entretien mené avec Alain Biriotti, membre de Codesign-it! et co-fondateur du DU Espaces Communs, Septembre 2023
  26. Entretien mené avec Muriel Jougleux, Muriel Jougleux, vice-présidente de l’université Gustave Eiffel, Septembre 2023
  27. Entretien mené avec Cécile Gauthier, chargée de la recherche au sein de l’Observatoire des Tiers-Lieux, Septembre 2023
  28. Entretien mené avec Muriel Jougleux, Muriel Jougleux, vice-présidente de l’université Gustave Eiffel, Septembre 2023
  29. Entretien mené avec Katia Laffrechine, maîtresse de conférence à l’université Gustave Eiffel, Septembre 2023
  30. Entretien mené avec Quentin Chansavang, maître de conférence et responsable de la formation et de la sensibilisation chez Bellastock, Septembre 2023
  31. Entretien mené avec Katia Laffrechine, maîtresse de conférence à l’université Gustave Eiffel, Septembre 2023
  32. Assises du tiers secteur de la recherche, événement en ligne, Université Rennes 2, 2020
  33. Manifeste de Peuple et Culture, 1945
  34. Entretien mené avec Richard Hill et Patrick Bouchain
Voir aussi