La cuisine et le restaurant 19.59
Faire de l'alimentation durable le projet commun d'un territoire
Porteuse de la démarche : Association RER (Fatima Idhammou, Mehdi Madjaoui, Clairane Desrayaud)
Partenaires : Direction Régionale de l’Économie, de l’Emploi, du Travail et des Solidarités, (DREETS), Région Ile-de-France, Communauté d’agglomération Roissy Pays de France, Ville de Goussainville, Fondation MAIF, Fondation Vinci, Associations CAMA, ENSA Paris Malaquais, la Preuve par 7
Accompagnement et permanence architecturale : Flore Silly
Cadre du projet du restaurant 19.59 : appel à projet « Gare partagée » lancé par SNCF Gares et Connexions, encadré par un bail commercial de neuf ans
Cadre du projet de la cantine de Goussainville : convention d’occupation temporaire tripartite entre l’association, la Ville de Goussainville, propriétaire de la cuisine et la communauté d’agglomération Roissy Pays de France, facilitatrice et première financeuse du projet
Budget : 350 000€ annuels environ (dont 180 000 € pour le chantier d’insertion), notamment financés par :
- la Direction Régionale de l’Économie, de l’Emploi, du Travail et des Solidarités, DREETS (150 000€)
- la Région Île-de-France (90 000€), la communauté d’agglomération Roissy Pays de France (50 000€)
- plusieurs fondations privées (80 000€)
- 30% du budget du projet doit être financé par son chiffre d’affaire.
Acteurs participants au projet : associations APPUI et Taf & Mafé, start-ups Blend my day et l’Atelier Pâtisserie…
2016 : l’entreprise Elior quitte la cuisine collective de Goussainville, inaugurée en 1969 ; l’association RER est lauréate de l’appel à projet « Gare partagée » pour occuper un espace de la gare de Sarcelles
2018 : signature d’une convention tripartite entre l’association RER, la Ville de Goussainville et la communauté d’agglomération Roissy Pays de France pour l’occupation de la cuisine et chantier participatif de remise en état
2019 : ouverture du restaurant 19.59 ; inauguration de la cantine, rebaptisée pôle économique de restauration, et arrivée des premiers coworkers
2020 : mise en place du chantier d’insertion autour de la cuisine et du restaurant
2021 : fin de la convention d’occupation de l’association, qui quitte la cuisine en décembre
2022 : fermeture du restaurant 19.59
Le RER, Réseau d’Échanges et de Restauration
Rédaction : L’École du terrain, juin 2023
Entretiens : Fatima Idhammou, Mehdi Madjaoui, Clairane Desrayaud / association RER
Au IXème siècle, il se raconte que la ferme de Gunza donna son nom à Gunzavilla, devenue plus tard Goussainville. A suivre ce fil, on comprend que ce village, situé à une vingtaine de kilomètres de Paris, au cœur de la Plaine de France, vaste région de culture céréalière, est, comme beaucoup d’autres, largement agricole. L’arrivée d’artisans et du chemin de fer au début du XXème siècle le voit croître mais surtout déplacer son centre-ville de plusieurs kilomètres pour se rapprocher de la gare et des nouveaux lotissements. L’ancien centre se videra de presque tous et toutes ses habitantEs dans les années 1970 avec la construction de l’aéroport de Roissy, qui avalera également 3 000 hectares de terres agricoles. Aujourd’hui, la plupart des maisons de ce « Vieux Pays » sont murées. Quelques habitantEs y vivent encore, comme le remords ou l’alternative, à trois kilomètres de la cité des Grandes Bornes, d’une autre réalité urbaine. Goussainville est désormais une commune de 30 000 habitantEs, dont près d’un tiers vit sous le seuil de pauvreté (contre 14% au niveau national) et avec un taux de chômage deux fois supérieur à la moyenne du pays.
Non loin de là, à Gonesse, devait voir le jour, durant les années 2010, un mégacomplexe de loisirs et de commerces qui aurait encore artificialisé 300 hectares de terres agricoles. Jugé « daté et dépassé » par le Président de la République, il fut abandonné en 2019. Seule une gare du Grand Paris Express sera construite. La morale du tableau ici dressé est double : l’histoire ne se répète pas et l’opposition au projet d’EuropaCity aura notamment relancé un débat sur l’urgence d’une résilience alimentaire territoriale, allant de la fourche à la fourchette.
L’association RER, attachée au droit à une alimentation durable1, souhaite le décliner en s’appuyant sur deux lieux du territoire et ainsi offrir aux habitantEs et aux travailleurs et travailleuses une alimentation saine, abordable et responsable. En 2016, l’association remporte l’appel à projet « Gare partagée » lancée par SNCF Gares et Connexions et le collectif Ouishare pour réinvestir des espaces délaissés dans ses gares. En l’occurrence, ici, l’ancienne billetterie grandes lignes de la gare Garges-Sarcelles, que l’association RER. (détournement de l’acronyme ferroviaire en Réseau d’Échanges et de Restauration) veut transformer en restaurant solidaire animé par un chantier d’insertion. Ce sera le restaurant 19.59 (date d’ouverture de la gare de Garges-Sarcelles mais aussi des premiers grands ensembles du territoire). Mais l’espace est exigu, 40m2, pour y installer une cuisine. Profitant du délai dû aux travaux d’aménagement du restaurant, l’association découvre à Goussainville, soit à deux stations de RER et une dizaine de kilomètres de là, au cœur du grand ensemble des Grandes Bornes, une cuisine centrale, désertée par l’entreprise multinationale de restauration collective Elior, qui appartient à la municipalité. L’association l’investit en 2018 aux fins d’alimenter, notamment, le restaurant 19.59 qui ouvre un an plus tard.
Comment créer une chaîne alimentaire allant de la culture de produits locaux à un restaurant solidaire en passant par une cuisine partagée ? Comment valoriser les ressources, tant humaines qu’agricoles, d’un territoire productif ? Comment réinvestir d’anciens espaces vacants industriels, appartenant à une commune ou à SNCF, pour en faire des communs résilients d’activités économiques ? Et aujourd’hui que cette double expérience s’achève, comment veiller à ce qu’elle soit transmise et que l’usage qu’elle aura permis de ces lieux délaissés soit valorisé ?
Relier un restaurant solidaire et une cuisine centrale : un chantier d’insertion contractualisé avec SNCF et la municipalité
En 2016, l’association RER., fondée par Fatima Idhammou, native de Sarcelles, remporte l’appel à projet pour occuper un espace délaissé de la gare Garges-Sarcelles, où transitent chaque jour près de 40 000 voyageurs. « Tout l’enjeu, explique Fatima Idhammou, était à la fois de proposer une alimentation saine et abordable dans un quartier qui ne possède aucune offre de ce genre et, grâce à ce restaurant, de transformer la gare d’un lieu de passage en un lieu de rencontres et d’échanges ». La contractualisation avec SNCF prend la forme d’un bail commercial de neuf ans. SNCF Gares & Connexions finance les travaux à hauteur de 80 000€ pour faire de cette ancienne billetterie désaffectée et poussiéreuse un restaurant accessible aux personnes à mobilité réduite et bien équipé, notamment d’une hotte d’extraction. Le montant, lissé et mensualisé sur neuf ans, équivaut à la redevance dont doit s’acquitter l’association (soit un peu plus de 700 euros par mois)2.
L’espace du restaurant, annoncé pour 60m2, se révèle finalement plus exigu, le bureau attenant du chef de gare devant être agrandi : 40m2 donc qui doivent contenir deux toilettes et un espace de stockage, ne laissant plus de place que pour une petite salle de douze couverts. Pendant les travaux du restaurant, la communauté d’agglomération Roissy Pays-de-France signale à l’association une cuisine centrale désaffectée de 850 m2 à Goussainville. Une première visite est organisée avec Fatima Idhammou et Jean-Marc Odin, responsable de la vie associative de la Ville.
« La puissance publique investit parfois dans des infrastructures afin d’attirer des acteurs et actrices privéEs pour s’installer sur le territoire sans avoir besoin d’immobiliser beaucoup de capital, explique Mehdi Medjaoui, administrateur de l’association RER, en charge de la structuration de son modèle économique. Et quand les marchés publics ne sont plus assez rentables, ils partent en laissant toute une économie locale orpheline. La cuisine de Goussainville en est un exemple. Après plusieurs années d’exploitation, un acteur majeur de la restauration collective est parti du jour au lendemain. La cuisine sera en friche pendant deux ans. L’association RER a travaillé avec la Ville et l’agglomération pour proposer un projet de bifurcation du modèle de cuisine centrale à destination d’un seul acteur, vers une cuisine partagée et inclusive pour tous les entrepreneurs culinaires et les habitantEs du territoire ».
Un an durant, accompagnée par les associations APPUI et Taf & Mafé au sein du pôle territorial de coopération économique Resto Passerelle, l’association RER démontre auprès de la Ville la validité de son projet. Pour ce faire, elle mobilise le Diagnostic Local d’Accompagnement (DLA), « un outil financé par la Caisse des Dépôts, explique Fatima Idhammou, qui permet à des associations de se questionner sur un sujet concernant leur existence ou leur développement. Nous avons mobilisé un expert-consultant. On s’est posé toutes les questions : comment la cuisine centrale pouvait entrer dans l’activité de l’association ? Sous quelle forme ? Avec quel scénario ? Combien ça allait coûter ? Tout ça permettait de poser les choses et de rassurer les décideurs politiques avant de signer une convention. Le DLA a abouti à un rapport, qui a convaincu les élus ».
Au cœur du projet figure l’idée de faire de cette cuisine un lieu d’insertion. « Nous avons voulu, explique Clairane Desrayaud, salariée de l’association pour encadrer le chantier d’insertion3, donner à des femmes du quartier, mères au foyer, qui cuisinent tous les jours chez elles, une formation professionnalisante. Lorsqu’elle est exercée dans un cadre professionnel, et donc valorisée, la cuisine est souvent une compétence masculine, à l’inverse de l’espace domestique où sont cantonnées ces femmes. C’est elles qui avaient tout à nous apprendre. Nous n’avions qu’à les amener à se perfectionner dans un cadre professionnalisant ». Un chantier d’insertion est ainsi mis en place, autour de deux ou trois personnes, dont le noyau pourra s’agrandir jusqu’à douze en lien avec l’accroissement de l’activité. Les contrats durent jusqu’à deux ans et mêlent accompagnement social et professionnel. « Certaines ne sont restées que quelques mois avant de trouver un emploi », se réjouit Fatima Idhammou.
En juillet 2018, une convention d’occupation temporaire tripartite est signée jusqu’à fin 2020 entre l’association, la Ville de Goussainville, propriétaire de la cuisine et la communauté d’agglomération, facilitatrice et première financeuse du projet. « En découvrant la cuisine, raconte Fatima Idhammou, nous nous sommes renduEs compte que c’était un lieu important mais que la Ville n’investirait pas dedans. Il nous fallait alors décrocher un soutien financier ailleurs. Nous avons réussi à embarquer la communauté d’agglomération avec nous, ce qui est exceptionnel puisqu’elle finance la maintenance d’un lieu dont elle n’est pas propriétaire ».
Anne-Sophie Ramard, référente puis responsable du Pôle Innovation Sociale et de deux espaces emploi de Roissy Pays-de-France, explique ce qui a convaincu la communauté d’agglomération de s’investir dans le projet : « On a plutôt abordé le projet comme une structure d'insertion par l'activité économique (SIAE)4, car c'était dans notre intérêt d'accompagner des porteurs et porteuses de projets qui proposent des parcours d'emplois pour des personnes à faible qualification, qui rencontrent plusieurs freins à l'emploi : la barrière linguistique, le niveau de qualification, mais aussi les problématiques liées au logement et à la garde d'enfants ».
Fatima Idhammou voyait juste lorsqu’elle expliquait que « l’alimentation durable était un prétexte à la formation, à l’emploi et au lien social ». « L’alimentation durable était, cependant, un des trois défis territoriaux que nous souhaitions valoriser au titre de l’Économie sociale et solidaire (ESS) », ajoute Anne-Sophie Ramard. L’association R.E.R est ainsi labellisée « French Impact »5, programme porté par le Haut Commissariat à l’ESS et à l’Innovation sociale, ce qui lui permet d’obtenir un financement fléché sur son activité à Goussainville. « Ce fut un gain en visibilité, et en termes de réseautage. L’association a pu également bénéficier de toute cette dynamique partenariale ». Elle peut ainsi monter un chantier d’insertion6.
« Nous avons eu près de 50 000 euros de la communauté d’agglomération, détaille Fatima Idhammou. Nous avons obtenu un financement de 90 000 euros dans le cadre de l’appel à projet tiers-lieux de la Région Ile-de-France. Ainsi que d’autres financements de la Région dans le cadre de l’accompagnement des entrepreneurs dans les QPV (Quartiers prioritaires de la politique de la Ville, dont ressortissent à la fois le quartier de la cuisine centrale et celui de la gare Garges-Sarcelles). Au total, je pense que nous avons eu 150 000 euros d’investissement pour l’achat de matériel. Mais nous avons aussi récupéré beaucoup de choses et la cuisine, désertée depuis 2016, était équipée. Il s’agissait, pour nous, de la remettre en fonctionnement ».
« Faire Grand Ensemble », tel sera le nom du projet, en référence aux grands ensembles qui entourent la cuisine. Mais aussi parce qu’occuper les 850 m2 de ce bâtiment ne se fera pas seul. « On avait besoin d'une cinquantaine de mètres carrés, comme un espace de coworking ou ce que l’on appelle aujourd'hui les « dark kitchens », précise Fatima Idhammou. On voulait que cet espace soit au service de quelque chose de plus grand ». Le modèle économique s’affine : tous les repas sont cuisinés à Goussainville (qui assure aussi un service de traiteur) et servis ensuite au restaurant 19.59. La cuisine devient, dès son ouverture en novembre 2018, une sorte d’incubateur.
« Le sujet de fond dans nos territoires, explique Mehdi Medjaoui, est l’accès au financement, qui reste un des principaux freins au développement d’activités de restauration, malgré une forte volonté entrepreneuriale dans ce secteur d’activité. L’investissement de démarrage est en effet très élevé. Économiquement, la cuisine de Goussainville favorise l’émergence, l’implantation et le développement de nouvelles initiatives économiques dans le secteur de la restauration, en abaissant le coût d’accès au capital pour une vraie égalité des chances à l’entreprenariat et au permis de faire. Socialement, elle lutte contre les inégalités en facilitant l’insertion professionnelle de femmes et d’hommes éloignés de l’emploi, et l’incubation d’entrepreneurs et entrepreneuses du territoire. Écologiquement, elle soutient une nouvelle offre de restauration de qualité promouvant les circuits courts, la lutte contre le gaspillage alimentaire et l’alimentation durable ».
Un chantier participatif dans un bâtiment industriel, avec deux permanentes
Transformer la cuisine centrale en un lieu commun combine trois sortes de contraintes : la réouverture d’un lieu désaffecté depuis plus de deux ans ; le bâtiment, devant recevoir du public dans le cadre du projet, ne bénéficie pas d’un classement administratif en tant qu’Établissement recevant du public (ERP)7 et les contraintes sanitaires imposées par sa fonction alimentaire.
À l’automne 2018, l’association RER s’applique à rouvrir le lieu grâce à un chantier participatif qui mobilise une trentaine de bénévoles. En trois mois et avec un petit budget, il faut remettre en état une cuisine de 850m2, la rendre propre, fonctionnelle et correctement aménagée pour les premières salariées qui arriveront à la fin de l’année. L’entreprise Elior était partie précipitamment, en laissant meubles, débris et paperasse empoussiérée. Trois tonnes et demie de déchets sont débarrassées, la cuisine est nettoyée et repeinte.
Deux permanentes encadrent le chantier : Fatima Idhammou, « permanente territoriale » impulse la politique générale de l’association en matière d’alimentation et Flore Silly, architecte et permanente architecturale. Elle reconnaît que « le bâtiment est moche, à la base. Il n'a rien d'attrayant au vu de ces critères architecturaux. Pourtant, avec le temps, en le côtoyant, on finit par le trouver beau dans son usage, son utilité et ce qu'il peut créer. Ce bâtiment, je le vois comme un élément de soin dans le quartier, dans la ville et dans les alentours du Val d'Oise. Il montre qu’on peut soigner grandement avec de petites choses ». Fin 2018, les premières salariées en insertion sont recrutées et, début 2019, les premierEs coworkers arrivent : Blend my day et l’Atelier Pâtisserie, deux startups françaises. Le lieu n’est pas inauguré en posant une première pierre mais en démontant la plaque de l’entreprise qui occupait la cuisine auparavant. Un nouveau lieu s’imagine : le pôle économique de restauration.
Le rôle de la permanence architecturale évolue au fur et à mesure du projet, en fonction des besoins des salariéEs qui vont occuper la cuisine. Même dans un bâtiment dont la fonction première n’est pas modifiée, la permanence architecturale permet, ici, un travail de dentelle. « J’avais trois casquettes, résume Flore Silly : j’étais à la fois traiteur, régisseuse et architecte. J'ai eu un rôle d'intermédiaire entre le régisseur, les occupantEs, Fatima, les artisans que je pouvais facilement orienter car je connaissais bien le bâtiment. Petit à petit, les travaux de rénovation se sont transformés en travaux de maintenance ».
Car partager une cuisine n’est pas une mince affaire, surtout, comme le reconnaît Fatima Idhammou lorsqu’on est « ni cuisiniste, ni cheffe ». « Chaque personne, explique-t-elle, doit avoir un plan de maîtrise sanitaire. Si un jour à 15h je vais dans la cuisine d’une entreprise et que j'ouvre son plan de maîtrise sanitaire, je dois savoir ce qu’elle a fait à 14h, à 13h, à midi, etc. Je dois savoir comment elle a travaillé, comment elle traite sa production culinaire, à quel moment elle achète ses produits, où, comment elle les transforme, à quel moment ? C’est un travail long mais qui a obligé beaucoup d’entreprises à se structurer ». Tout comme le principe de la marche en avant, démarche qualitative d’hygiène, qui organise l’espace de travail selon le cycle de transformation des produits, afin que jamais les produits sains ne croisent les sales.
L’association gère ainsi le lieu et les emplois du temps des entreprises. Certaines travaillent le soir, d’autres le week-end. Certaines occupent beaucoup d’espace, comme le Baluchon, entreprise solidaire d’utilité sociale qui embauche des personnes éloignées de l’emploi à la préparation de plats cuisinés. « Ils et elles faisaient tout sur place, se souvient Fatima Idhammou, de la transformation des produits invendus jusqu’à l’emballage. Ils et elles ont eu besoin de beaucoup d'espace de stockage, beaucoup de lieux de production et de transformation dans un temps assez contraint. On s'est adapté à l'activité. Malgré la taille importante de la cuisine, il a donc fallut faire beaucoup de transformations pratiques et avoir une multiplicité de matériels ».
En juin 2019, le café restaurant 19.59 ouvre dans la gare de Garges-Sarcelles. Un lieu pensé comme chaleureux, à l’architecture intérieure en bois, qui réussit à proposer des repas moins chers que la restauration rapide avoisinante. Petit à petit, et malgré l’interruption du Covid, une clientèle régulière se forme. Les habituéEs ne font plus un aller-retour chaque jour entre la gare et leur lieu de travail mais deux pour venir y déjeuner.
« Le chantier d’insertion ne se voit pas, les salariéEs sont reconnuEs pour eux et elles-mêmes », se réjouit Clairane Desrayaud, recrutée en novembre 2020 pour gérer ce lieu de rencontres et d’échanges.
La cuisine de Goussainville marche à plein. L’association RER propose la location des espaces à prix réduit et pour de courte durée, à l’heure. L’enjeu, ainsi, est de passer de la production de masse à la multitude des offres pour aller vers plus de flexibilité et de diversité. L’objectif est possible en rendant cette cuisine centrale partagée afin de garder de grosses capacités de production et de les mettre à disposition d’une pluralité d’acteurs et d’actrices qui ont besoin de matériel, de formation et d’accompagnement. De nombreux projets d’agro-écologie fleurissent dans la Plaine de France, qui auront besoin d’un centre de transformation.
S’appuyant sur l’accès aux espaces de transformation, la formation professionnelle et la mise en commun via l’incubateur, la cuisine permet ainsi d’abaisser le montant de capital financier nécessaire pour se lancer et d’augmenter le capital social et culturel par la formation et l’émulation.
Après la permanence : valoriser l’usage
En trois ans, l’association RER a permis à dix-huit personnes éloignées de l’emploi de retrouver un travail. Elle espère pérenniser cette occupation de la cuisine en signant un bail emphytéotique et en se structurant en coopérative. Mais en décembre 2020, elle apprend que son bail sera résilié à la fin de l’année suivante, la Ville souhaitant récupérer le terrain de l’ancienne cuisine pour, selon la Ville, y construire un parking. Cette décision déséquilibre le projet qui repose sur la synergie entre la cuisine de Goussainville et le restaurant de Garges. « Avec le restaurant, nous avions des charges incompressibles et une trop petite salle pour être bénéficiaire dans la durée, explique Fatima Idhammou. C’est la cuisine qui devait générer les produits et le chiffre d’affaire pour élargir le projet, en ouvrant par exemple un centre de formation. Mais sans la cuisine, le projet n’est plus tenable ». L’association quitte la cuisine fin 2021. Le restaurant, quant à lui, aura un sursis de quelques mois. « Nous avons pris la décision, pour l’ensemble des salariéEs, de fermer le lieu en douceur ». Le rideau se baisse fin octobre 2022.
Au vu des enjeux soulevés par ce projet, du modèle économique à mettre en place et de la synergie à opérer entre deux lieux, trois ans peuvent sembler courts. Le projet était transitoire, la convention d’occupation temporaire. Mais l’équilibre est délicat entre le transitoire qui donne la liberté d’éprouver des usages et celui qui enferre et rend dépendant. Passée l’amertume suite au retournement de la municipalité goussainvilloise, que faire, maintenant ? L’association RER, ses salariéEs, ses bénévoles et ses usagerEs, partent sans rien alors qu’ils ont, trois ans durant, pris soin, créé et donné une valeur d’usage à des lieux désaffectés. L’association a accueilli des entreprises et formé des salariéEs dans la cuisine de Goussainville et constitué, à la gare de Garges-Sarcelles, une clientèle régulière. Toutes choses qu’un commerçant valorise dans un « fonds de commerce » au moment de revendre son échoppe.
Dès lors, l’exemple de Goussainville incite à réfléchir aux moyens de valoriser cette valeur d’usage, sociale et intellectuelle, engendrée par l’occupation de lieux désaffectés qui, sans cela, auraient continué de se détériorer et d’avoir une valeur sociale et financière quasi nulle. Cette valorisation dépasse l’indemnisation matérielle ou une dotation d’amortissement. Elle en inverse même la logique. Ce pourrait être un bail singulier, non plus attaché à un lieu, qui, lorsqu’il est vide n’a guère de valeur, mais aux personnes qui le valorisent en l’occupant, en le réhabilitant et en lui conférant à nouveau une utilité sociale. La Preuve par 7 et l’avocat Marc Ganilsy réfléchissent justement aux contours d’un bail forain non commercial qui valoriserait l’usage d’un bâtiment par un collectif ou une association en leur octroyant un « fonds d’usage » qui, une fois le lieu repris par son propriétaire, lui permettrait de rebondir ailleurs. La valeur d’usage ne serait plus alors cette norme comptable qui déprécie annuellement la valeur financière accordée à une chose mais, au contraire, l’enrichissement social et intellectuel d’un lieu par son occupation.
- Ce « droit d’avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit au moyen d’achats monétaires, à une nourriture quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu le consommateur, et qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective, libre d’angoisse, satisfaisante et digne », est incorporé au droit internationale via la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme mais n’est pas intégré au droit français.
- L’association devra également lever 100 000€ pour l’achat de matériel.
- Pour lequel l’association conventionne avec le Ministère du Travail et est accompagnée par la plateforme collaborative Sève Emploi, qui lui octroie également une dotation de 20 000 euros.
- Les SIAE sont des structures spécialisées (ateliers et chantiers d’insertion, associations, entreprises…) qui signent avec l’Etat une convention leur permettant d’accueillir et d’accompagner des travailleurs éloignés de l’emploi en raison de difficultés sociales et professionnelles particulières. Ce conventionnement permet un accompagnement renforcé qui doit faciliter leur insertion sociale et professionnelle par le biais de contrats de travail spécifiques.
- Le French Impact est un programme d’accompagnement de projets d’innovation sociale porté par le ministère de la Transition écologique et solidaire.
- Pour lequel l’association conventionne avec le Ministère du Travail et est accompagnée par la plateforme collaborative Sève Emploi, qui lui octroie également une dotation de 20 000 euros.
- Les ERP sont régis par les articles R164 du Code de la construction et de l’habitation. Si un établissement a été fermé plus de dix mois, il doit demander une autorisation avant sa réouverture.